Reconnaître l’extrême droite pour mieux la combattre

Temps de lecture : 8 minutes
Par Miguel SCHELCK, animateur Jeunes FGTB Bruxelles

Les crises économiques sont des moments propices au changement social et à la radicalisation des mouvements sociaux. Toutefois, ce changement peut prendre plusieurs directions. La crise mondiale des années ´30 s’est par exemple conclue avec la montée de l’extrême droite et l’accession du nazisme au pouvoir, tandis que la Seconde Guerre mondiale a abouti au développement de la sécurité sociale et de l’État providence dans de nombreux pays européens.

Les crises sont donc un terreau fertile aux idées révolutionnaires, de droite comme de gauche. Aujourd’hui, il est à craindre que la crise actuelle profite grandement à l’extrême droite qui, dans un contexte de droitisation de la société, se banalise et se renforce. Cette tendance est détectable depuis la conversion de la majorité des partis socialistes au dogme la « troisième voie[1] » dans les années ´80, troisième voie qui encouragea l’abandon de la défense des classes populaires et renforça encore plus les divisions internes de la gauche observées depuis la fin de la Première Guerre mondiale.

En Belgique, en formant et en organisant les travailleur·euses en vue d’une société socialiste, la FGTB a joué et joue toujours un rôle important dans la lutte contre l’extrême droite, et celle-ci a particulièrement porté ses fruits en Wallonie et à Bruxelles. En tant qu’organisation de masse présente quotidiennement par le biais de nos délégué·es et de nos permanent·es aux côtés des travailleur·euses de notre pays, nous nous devons de développer une stratégie de classe pour rappeler de façon radicale et fondamentale ce qu’est l’extrême droite. Plutôt que de mépriser les électeur·rices d’extrême-droite et de permettre à ses leaders de se poser en victimes, démontrons que derrière la critique du libéralisme, les différentes mouvances d’extrême droite recoupent des caractéristiques qui font d’elles nos ennemis de classe.

Reconnaitre l’extrême droite

Profitant de la complicité de certains médias et politiques, l’extrême droite a réussi à se normaliser et à prendre le pouvoir dans différents États. De plus en plus, elle relègue dans son discours – sans pour autant l’abandonner – sa haine des étranger·ères au profit de la lutte contre les « élites » et leur corruption, la mondialisation ou encore le libre-marché. De la sorte, elle profite de l’abandon des classes populaires par les partis sociaux-démocrates pour élargir sa base électorale et militante.

Autrement dit, en usant d’un vocable social, populiste et conflictuel vis-à-vis de ceux qui gouvernent leur pays, l’extrême droite se joue d’un clivage « gauche / droite » flouté et arrive ainsi à amener vers elle des populations que la social-démocratie pensait acquise mais qu’elle a déçue et donc perdue en route. 

Pourtant, derrière sa rhétorique, l’extrême droite recoupe toujours différentes composantes qui, prisent ensemble, nous donnent un aperçu de ce qu’elle est vraiment et des dangers qu’elle représente pour notre classe des travailleur·euses et la démocratie.

Diviser pour mieux régner

« Nos gens d’abord », « Pour que la France reste la France », … tant d’autres slogans de l’extrême droite sont représentatifs d’une de ses caractéristiques fondamentales : la définition d’un ennemi intérieur pour unir un peuple fantasmé contre une menace tout aussi fantasmée. L’ennemi peut être le juif, l’arabe, le noir, l’homosexuel, la féministe, les élites, l’« État profond » …  En plus de conduire à des politiques discriminatoires, cela permet de détourner les travailleur·euses de la lutte qui devrait les occuper principalement : la lutte des classes.

D’ailleurs, de nombreuses organisations d’extrême droite tirent leurs racines de l’anticommunisme (comme le PIS en Pologne). Encore aujourd’hui, la haine de la gauche anime l’extrême droite. Il n’est pas rare qu’elle l’associe à l’ennemi intérieur fantasmé, en témoigne par exemple les termes d’« islamo-gauchisme », d’ « ayatollah vert » ou, moins récent, de « judéo-bolchévisme ».  

Une gouvernance autoritaire

Même dans le programme du Rassemblement National – dont les cadres se targuent d’être républicain·es – les entorses à la constitution sont nombreuses et les pouvoirs du chef d’État sont augmentés au détriment de la démocratie. C’est représentatif des mouvances d’extrême droite, dont l’antiparlementarisme et l’autoritarisme sont des caractéristiques prégnantes. Quand elle ne prend pas le pouvoir suite à un coup d’État, ce processus passe par le vote d’une multitude de lois visant à affaiblir à chaque fois un peu plus ce qui garantit la démocratie. Bien souvent, les premières victimes en sont les médias ou le « quatrième pouvoir ». Ils sont censurés et concentrés au sein du régime en place comme en Hongrie ou en Pologne où de nombreux médias indépendants ont été réprimés.

En outre, ce mode de gouvernance s’accompagne d’une militarisation de la société et de la mise en place d’un système répressif à l’encontre des syndicats et organisations politiques qui leur sont opposé·es.  Par exemple, en Allemagne nazie, l’un des premiers actes politiques d’Adolf Hitler à son accession au pouvoir a été d’arrêter les principaux leaders syndicaux et de placer les syndicats sous la coupole de son parti.

Le rejet de la philosophie des Lumières

Si l’extrême droite est présente dans des mouvements conspirationnistes ou complotistes, ce n’est pas seulement par opportunisme politique mais aussi par ses accointances avec le rejet de la raison. En effet, dès le 18ème siècle, l’extrême droite a pris la forme d’une réaction à la philosophie des Lumières. Les mouvances d’extrême droite se sont alors opposées à l’humanisme[2], aux principes démocratiques (comme nous l’avons vu plus haut), mais aussi au développement de la science et, en particulier, des sciences humaines.

Ainsi, leur lecture historique est bien souvent tronquée. Elle relève plus d’un passé fantasmé visant à raviver les sentiments nationalistes que de connaissances basée sur la science historique, géographique, sociologique, … D’ailleurs, les scientifiques dénoncent depuis des années les falsifications commises par l’extrême droite, notamment en France où le récit d’Éric Zemmour, de Philippe de Villiers, de Julien Rochedy et autres sont largement décriés. C’est pourquoi l’extrême droite tente de décrédibiliser et d’interdire la pratique des sciences sociales. Au Brésil par exemple, Jair Bolsonaro souhaite désinvestir massivement dans leur enseignement.

Ce rejet de la rationalité conduit à l’institutionnalisation des récits fantasmés de l’extrême droite quand elle est au pouvoir. En Pologne, le PIS développe des musées révisionnistes qui restreignent le rôle des communistes dans la libération en vue de les diaboliser. Cela revient à faire oublier le rôle des mouvements ouvriers dans la constitution de nos sociétés, c’est-à-dire à substituer le nationalisme à la lutte des classes, l’identité aux questions sociales.

Une alliance de classe

Si certaines mouvances d’extrême droite font leur nid sur la critique du libéralisme et de la mondialisation, d’autres poussent la confusion avec la gauche encore plus loin en se positionnant autour des questions sociales et de la défense d’un État social. C’est par exemple le cas des Démocrates de Suède, mais aussi du Vlaams Belang en Belgique ou du Rassemblement National en France. Dans ces pays, l’extrême droite instrumentalise le social dans une visée nationaliste : si la sécurité sociale ne fonctionne pas bien, c’est à cause des étranger·ères ; s’il y a des sdf dans nos rues, c’est à cause des étranger·ères ; si les salaires sont bas, c’est à cause des étranger·ères, …

Pourtant, si l’extrême droite peut être soutenue par les classes populaires, c’est la bourgeoisie qui en tire les rennes. En effet, lors des crises économiques, le patronat tend à se rallier à l’extrême droite et à les soutenir afin d’imposer aux travailleur·euses une politique qui leur profite. Cela a été le cas en Allemagne, où la haute bourgeoisie a participé à la mise en place d’Adolf Hitler au pouvoir. En Belgique aussi, l’extrême droite est très lié au VOKA[3] avec qui elle partage l’objectif de séparer le pays afin de s’attaquer plus facilement à la sécurité sociale et aux droits des travailleur·euses. D’autres exemples de la collusion de l’extrême droite avec le patronat existent, que ce soit au Brésil autour notamment de la déforestation de l’Amazonie ou encore en Hongrie où Viktor Orban a été jusqu’à faire voter une loi permettant de ne plus rémunérer les heures supplémentaires et à supprimer la semaine des cinq jours.

L’extrême droite est donc un danger pour toustes les travailleur·euses. Soutenue par et pour le patronat, elle n’a aucun intérêt à défendre nos droits et nos conditions de vie – et elle ne l’a jamais fait. Elle apparait à la haute-bourgeoisie comme un moyen de conserver ses profits en période de crise. Autrement dit, en plus d’être une idéologie à part entière, l’extrême droite est une stratégie de classe.

Une base militante

Contrairement aux organisations de « cadres », l’extrême droite ne cherchent pas seulement à avoir un électorat prêt à voter les jours d’élection. En effet, elle repose sur une base militante qu’elle forme à travers ses mouvements de jeunesse (plus radicaux), ses canaux de diffusion, ses lieux culturels, artistiques, sportifs, … C’est pourquoi elle repose généralement sur un nombre bien plus élevé d’adhérent·es et elle peut compter sur ceux-ci lors de l’organisation de rassemblements, manifestations, actions coup de poing, collages, tractages, maraudes, … Le Rassemblement national revendique 83 000 adhérent·es et Éric Zemmour est capable de mobiliser plus de 50 000 personnes pour un meeting. Il en est de même dans d’autres pays où l’extrême droite se développe.

On sait également que différents mouvements bien plus radicaux et militants gravitent autour des partis d’extrême droite et contribuent de manière complémentaire à leurs ascensions. En Belgique, le Vlaams Belang peut compter sur Schild and Vrienden là où en France le Rassemblement National a pu longtemps compter sur Génération Identitaire, sur le syndicat étudiant Groupe union défense et d’autres factions.

L’extrême droite : une stratégie de classe

L’extrême droite ne peut donc être simplement réduite à la haine de l’étranger·ère et de toutes formes de progressisme dans la société. En effet et bien que non-exhaustives, les caractéristiques que nous venons d’exposer permettent de comprendre que l’extrême droite représente aussi un danger pour les classes populaires et la démocratie. Plus qu’une simple idéologie, elle est une stratégie de classe qui, se substituant au libéralisme durant les périodes de crise du capitalisme, profite du glissement sociologique[4] qui s’est opéré dans les organisations de gauche pour récupérer une partie de l’électorat populaire qui se trouve abandonnée et sans référent politique depuis parfois plusieurs décennies.

Combattre l’extrême droite implique donc d’effectuer un travail de sape en mettant en avant son caractère de classe mais aussi de réfléchir à l’histoire des gauches, ses échecs et ses compromissions. La « troisième voie », la moyennisation de ses organisations politiques et la répression qu’elle a mis en œuvre à l’encontre des mouvements sociaux et des syndicats ont chassé sa base populaire historique et permis à l’extrême droite de se consolider et d’imposer sa vision de l’histoire. A nous désormais de participer à la reconstruction d’une gauche radicale, représentant et représentée par les classes populaires, et de faire vivre notre histoire : celle de la lutte des classes, de nos victoires passées et à venir.

Quelques références :

  • Daniel Guérin, Fascisme et grand capital.
  • Daniel Guérin, La peste brune.
  • Éric Hobsbawm, l’âge des extrêmes. Histoire du court 20ème siècle.
  • Julien Dohet & Olivier Starquit, La Bête a-t-elle mué ? Les nouveaux visages de l’extrême-droite.
  • Mateo Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie.

[1] Doctrine visant à accommoder le socialisme au néo-libéralisme. Le socialisme devient un ensemble de valeurs à défendre au sein de l’économie capitaliste en lieu et place de la transformation sociale en vue d’une société sans classes.

[2] Il existe aussi de nombreuses critiques des Lumières à gauche (universalisme, démocratie bourgeoise, …), mais celles-ci ne dénoncent pas la méthode scientifique et s’attaquent plus à la forme de la démocratie qu’au concept en lui-même – auquel cas il s’agit de critique tout au plus confusionniste, mais pas de gauche.

[3] Le VOKA ou « Vlaams netwerk van ondernemingen » est la fédération des entreprises flamandes.

[4] En Europe, la plupart des organisations de gauche se sont ouvertes aux classes moyennes dans un but électoraliste. Ces organisations se sont également bureaucratisées et professionnalisées, préférant dès lors aux militant-e-s socialistes de base les bureaucrates universitaires. En abandonnant la défense des intérêts des classes populaires et leurs représentations en leur sein elles ont peu à peu perdu leurs mains sur ces classes qu’elles croyaient acquises pour toujours. 

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