Que veulent les wokologues ?

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Par Julien Scharpé, Chargé de communication aux Jeunes FGTB

Les Lumières sont aujourd’hui invoquées comme figures à préserver du wokisme. Diderot, Montesquieu et Voltaire sont présentés comme les idoles incontournables d’un panthéon de la démocratie libérale. Déconstruire certains symboles est devenu une sorte de blasphème qui impliquerait l’abandon de l’État de droit, l’importation de l’idéologie anglo-saxonne et du totalitarisme.

Cette défense de l’héritage de la Révolution Française peut paraître étonnante venant d’une droite française souvent nostalgique de l’Empire et de ses racines chrétiennes. Les personnalités qui diabolisaient hier Robespierre sont les mêmes qui se présentent aujourd’hui comme universalistes. Plus étonnant encore, d’anciennes figures de gauche ont opéré leur transition à droite.

Le récit que ces « wokologues » nous narrent est pourtant incomplet. L’Histoire ouvrière, et plus largement des exploité·es, y est tout simplement absente au profit d’une fiction. Leur lecture mythologique du monde est celle d’un scientisme qui enchaîne indigeant·es et indigènes.

Des “lumières” contre les travailleur·euses

Les premières années de la Révolution française n’ont pas été, pour l’ensemble des français·es, des années de joie. Le triomphe de la bourgeoisie sur les aristocrates s’est également accompagné d’une répression contre les revendications sociales du monde ouvrier.

Dès le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier interdit tout groupement professionnel, syndicats comme corporations. Celle-ci s’inscrit dans la lutte que menaient les autorités contre la propagation des coalitions ouvrières qui se mobilisent pour l’instauration du salaire minimum. Un peu avant la promulgation de cette loi, nous pouvions par exemple lire dans la Gazette Nationale :

Tous les citoyens sont égaux en droits, mais ils ne le sont point, et ne le seront jamais en facultés, en talents et en moyens : la nature ne l’a pas voulu […] Une loi qui taxerait le prix de leur travail, et qui leur ôterait l’espoir de gagner plus les uns que les autres, serait donc une loi injuste. Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de leurs journées à des prix uniformes, et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation, serait donc évidemment contraire à leur véritable intérêt.1


Deux éléments sont à souligner dans les motifs ayant amené à la loi Le Chapelier. Le premier est une forme d’universalisme abstrait, où l’égalité en droit est purement individuelle. La collectivité et le droit se rendent aveugles aux inégalités sociales. Le second est la « volonté de la nature » comme justification de cet aveuglement.

Le Code Napoléon en 1810 allait reprendre cette interdiction, l’action syndicale étant condamnée par des peines d’emprisonnement d’un à trois mois. C’est seulement après des décennies de mobilisation que la dépénalisation du droit de grève et des syndicats a été obtenue en 1921.

De nombreux·euses libéraux·ales se revendiquant de l’État de droit et des Lumières se sont accommodé·es de la misère ouvrière pendant 130 ans. Si l’on doit comparer cette période avec des polémiques contemporaines, les ouvrières et ouvriers ont été interdit·es de se réunir en non-mixité pour exprimer des revendications qui leurs sont propres. Mais la bourgeoisie n’allait pas se limiter à imposer sa domination en Europe.

L’universalisme comme prétexte à la colonisation

Alors que le capitalisme s’était solidement implanté en France, la nécessité de s’ouvrir de nouveaux marchés s’est imposée dans les débats. Le discours de Jules Ferry à l’Assemblée Nationale expose les motifs idéologiques ayant justifié l’entreprise coloniale. Ce qu’on appelle la mission civilisatrice allait en être le moteur :

Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… ” Jules Ferry

Même si l’extrême-gauche parlementaire s’opposait à l’idée selon laquelle il y aurait plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête2, Ferry leur répondait que la colonisation est une mission humanitaire permettant aux populations d’Afrique équatoriale d’échapper à l’esclavage. L’Histoire nous enseignera que la République Française comme la Belgique leur ont apporté le travail forcé comme horizon émancipateur.

La mission civilisatrice de la bourgeoisie ne s’est pas réduite à un prétexte pour permettre à l’entreprise coloniale de démarrer. Celle-ci a également été un nouveau prétexte pour essayer d’empêcher la vague de décolonisation. En 1958, l’armée française organisait des cérémonies de « dévoilement » des femmes pour nourrir sa propagande, les autorités coloniales instrumentalisant l’idéal d’émancipation pour se maintenir au pouvoir3.

L’ordre « naturel » des « wokologues »

L’universalisme et l’égalité ont été des concepts vidés de leur sens alors qu’ils pouvaient servir les intérêts des plus puissant·es. Indigènes et indigeant·es ont connu le travail forcé et la répression lorsque des idéaux vidés de justice sont devenus un prétexte à l’exploitation.

Il est donc indispensable de se demander ce que veulent les « wokologues ». Leurs discours affirment qu’assumer être issu·e d’une minorité nous éloigne de l’universel. Comme si l’universel lui-même ne l’était pas. Dépouillé de toute forme de diversité, leur universel se réduit à comment se voit la bourgeoisie occidentale. L’ordre naturel des « wokologues », par ses propres exclusions, se réduit à n’être qu’une nouvelle tentative conservatrice de discipliner tout ce qui ne leur ressemble pas.

  1.  La Gazette Nationale ou le Moniteur Universel n°119, 29 avril 1791 ↩︎
  2. Discours à l’Assemblée Nationale du 28 juillet 1885 par Jules Ferry ↩︎
  3. https://www.lemonde.fr/afrique/video/2021/08/08/algerie-1958-quand-la-france-poussait-des-musulmanes-a-retirer-leur-voile-malgre-elles-flashback-4_6090882_3212.html ↩︎

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