Myriam Leroy est journaliste, chroniqueuse et autrice. Elle a notamment co-réalisé le documentaire « Sale Pute » et récemment publié le roman « Le Mystère de la femme sans tête ». Celui-ci parle de Marina Chafroff, une mère de famille ayant poignardé un employé de l’armée allemande le 15 décembre 1941.
- Pourquoi avoir écrit sur Marina Chafroff ?
Très prosaïquement pour deux choses. Déjà, c’est le mot “décapitation” qui est gravé sur sa tombe. On était en plein état de psychose “légitime” suite à l’assassinat de Samuel Patty en France. Je pense qu’à cette époque, j’essayais de me dérober à cette actualité tellement je la trouvais horrible et, surtout, le mot « décapitation » charrie aujourd’hui un univers de représentations très contemporain et particulièrement horrible. Le voir aujourd’hui, gravé dans la pierre en 1942, a créé comme un court-circuit dans mon cerveau qui a permis les ferments d’une sorte d’obsession pour cette histoire. Il y a la cruauté de cette mise à mort et son côté anachronique, puisque je l’attribuais à des morts contemporaines comme très anciennes.
C’est l’une des raisons, mais la principale est de voir une femme enterrée au reposoir des martyrs de la seconde guerre mondiale. La seule femme au milieu de dizaines d’hommes. Ça a été une fenêtre dans mon imaginaire : si cette femme a été enterrée et en plus décapitée, alors qu’elles sont généralement ignorée de l’Histoire, elle devait avoir commis quelque chose de vraiment extraordinaire et spectaculaire. Immédiatement, en tombant sur sa tombe, une forme d’admiration a commencé. Je me suis dit : celle-là devait être sacrément badass. Et j’ai pensé à la violence des femmes qui est une violence réprimée, souvent avalée et qu’on n’exprime assez peu. En voilà une qui a dû exprimer d’une manière ou d’une autre sa violence ou tout au moins sa rébellion, sa contestation. J’ai su qu’il y avait un personnage intéressant à creuser.
- Pourquoi la mort par décapitation ?
En ce qui concerne la décapitation, je n’ai pas eu de réponse à la question alors que j’ai beaucoup investigué. Pourquoi l’avoir décapitée alors que ses homologues masculins étaient fusillés ? Une des pistes suggérées est que la décapitation était jadis la manière de mettre à mort les nobles. C’était donc une façon élégante d’exécuter les femmes, une sorte de sexisme bienveillant qui les anoblissait dans la mort. Personnellement je le voyais plutôt comme la manière dont on tranche le cou des poules, ce qui est encore pire, mais manifestement la symbolique charriée était tout autre.
Sur la mise à mort en tant que telle, il y a eu le décret Nuit et brouillard1 promulgué le jour même de l’attentat de Marina. Celui-ci stipulait que tout attentat contre l’armée allemande était puni de la peine capitale. Elle a été jugée plusieurs fois et à chaque fois la peine de mort a été prononcée, malgré le fait que l’administration nazie ait tenté de la gracier. La mère de Marina a essayé de faire intervenir la Reine Elisabeth de Belgique; des demandes ont été formulées en ce sens. Lorsque Marina a eu le choix, elle a demandé de ne pas être graciée. Dans certaines lettres qu’elle écrit à sa mère, elle explique qu’elle a fait son temps et qu’elle accueille la mort avec une certaine joie. Il se fait également qu’ Adolf Hitler lui-même a décidé qu’il fallait aller jusqu’au bout du processus.
Si les dirigeants nazis avaient essayé d’éviter son exécution, c’est parce qu’ils voulaient éviter que son symbole ne provoque des émeutes dans la population et que celle-ci se soulève contre eux. Ils essayaient de maintenir la résistance désorganisée et d’empêcher toute action à grande échelle au moment où Marina a commis son attentat.
- Marina n’était pas une syndicaliste, mais était-elle imperméable aux influences politiques ?
Difficile de savoir si Marina était une passionaria politique ou une simple mère au foyer révoltée par ce qu’elle entendait autour d’elle. J’ai émis des hypothèses dans mon livre mais quel que soit l’endroit où on essaye de trouver des réponses, les sources énoncent des choses très différentes. Ce qui est certain par contre, c’est qu’elle écoutait énormément la radio.
D’origine lettone, elle voulait retourner en Russie avec son mari, mais le passeport soviétique n’a pas pu lui être donné. Elle était finalement apatride lorsqu’elle est morte. Elle parlait relativement mal français; quand on voit sa correspondance, son français est très hésitant. Elle était contrainte de l’utiliser pour que l’administration pénitentiaire puisse les lire. Si elle avait pu, elle les aurait sans doute écrites en russe, unique langue d’usage avec ses enfants. La radio était sa seule fenêtre, son dérivatif à la situation qu’elle était en train de vivre. Elle écoutait la radio serbe et l’émetteur clandestin russe. Contrairement à la propagande collaborationniste, il y avait des messages qui appelaient les femmes à prendre part à l’effort de guerre, se rebeller et se politiser.
Elle était perméable aux idées d’autodétermination des discours des partisan·es russes et serbes. Je pense que c’est en partie ce qui a fait germer en elle la poudre qui s’embrase, même s’il y a toute une série d’autres raisons comme le fait que son mari faisait partie d’un réseau de résistance.
Il s’agissait d’un groupe de copains de bistrot et de différentes personnes qui se disaient pouvoir faire quelque chose. Ils parlaient beaucoup de la guerre, étaient communistes et Marina était perméable à tout ça. D’après son fils, elle allait leur apporter à manger, à boire et même si elle n’était pas invitée dans ces salons et causeries, elle devait entendre quelque chose et se construire une opinion.
- Contrairement à d’autres figures de la résistance comme de Longchamps, Marina n’a pas été particulièrement retenue des récits sur la Résistance. Vois-tu des causes à son anonymat ?
Il y a plein d’éléments qui l’expliquent. Déjà, elle est une femme et les actes héroïques des femmes sont systématiquement minorés. Encore aujourd’hui, ils sont perçus comme réalisés sous le coup de l’émotion, des hormones et de la folie. Quand une femme est en colère, on la présente comme hystérique. D’ailleurs, après le premier attentat, des tracts de la cellule communiste de l’époque le présentait comme un élan suicidaire et probablement un crime passionnel. Il y avait une connotation de revanche amoureuse expliquée nulle part, qui réduisait cette femme à son rôle immuable de partenaire sentimental et sexuel des hommes et son action à un déséquilibre psychologique. Même de son côté idéologique, par son propre camp, elle a été humiliée après sa mort.
Il y aussi le fait qu’elle était Russe dans un pays qui a décidé dans un premier temps de n’honorer que des Belges. Quand on a commencé à rapatrier les corps enterrés en Allemagne, les décapité·es auraient dû être les premiers à être rapatrié·es; elle a donc été reléguée à quelques semaines plus tard.
Egalement, elle était une anomalie à tout point de vue. Même au sein de sa famille de russes blanc·hes alors qu’elle a décidé de faire sa vie avec un Rouge et a revendiqué ses attentats au nom de Staline. Cela fait que même au sein familial, ses actes ont pu générer une certaine opprobre. Ses frères étaient honteux, voire anéantis par le fait qu’elle se soit attaquée à des nazis.
Ajoutons aussi que ses enfants étaient très jeunes quand elle est morte; il est difficile de perpétuer une mémoire quand on est si petits. Son mari lui a refait sa vie et a avancé. Après la mort de Marina, il semble qu’il ait décidé de ne pas entretenir de flamme mémorielle comme beaucoup de gens de son époque.
Il y a de tout ça, en plus d’être dans un pays qui ne cultive pas une mémoire auto-glorifiante. Cela résulte d’un bon mélange qui fait qu’au bout du compte, à part José Gotovitch2 et quelques autres, personne ne se souvient de Marina. Elle n’était même pas inscrite au registre du cimetière d’Ixelles. Mais la préposée au cimetière saura vous indiquer le chemin qui mène à sa tombe : c’est celle qui est toujours fleurie.
- De manière plus contemporaine, tu as acquis avec Florence Hainaut une réputation de journaliste engagée. Était-ce un objectif au début de ta carrière ?
Au départ je ne pense pas. Lorsque je faisais mes études, je crois que j’éprouvais l’envie de décrire le monde tel qu’il est et raconter les histoires derrière les discours officiels. Mais je n’avais pas cette prise de conscience des inégalités structurelles de la société, pas comme aujourd’hui. Je pense que c’est un peu par la force des choses.
En grandissant et en lisant, devant dealer moi-même avec pas mal d’emmerdes, je me suis quand même dit qu’il y avait des injustices dans ce monde. J’avais un poste d’affût intéressant et une capacité de médiatiser mon travail. Si nous ne sommes pas engagé·es en tant que journalistes, c’est que nous sommes engagé·es au service du racisme, du sexisme, de l’homophobie. Il y a un discours aujourd’hui qui assigne à la neutralité et qui estime que le parti pris idéologique n’a rien à faire dans notre métier. Mais si on n’est pas féministe, cela signifie que l’on est sexiste; se présenter comme « neutre » est incompréhensible et je n’y crois pas. Par contre je crois très fort en l’honnêteté et au fait de se signaler dans ce qu’on fait.
C’est ce que je fais dans mes articles journalistiques et dans ce livre. Par exemple quand j’invente parce que c’est nécessaire de combler les blancs qui rendent le récit incompréhensible, je le signale et indique d’où j’invente, j’explique qu’elle est la matière qui me permet de formuler une hypothèse sur les actions ou les émotions des personnages. Je crois davantage en l’honnêteté qu’en l’objectivité.
- Aujourd’hui le termes « woke » s’est popularisé dans les médias, ce qui interroge beaucoup de militant-es sur le climat de notre époque. Vois-tu des similarités avec celle dans laquelle vivait Marina ?
Oui, vachement; c’est ce que je voulais garder ce que je racontais des années 40. Ce sont tous les motifs qui peuvent nous sembler familier par rapport à aujourd’hui. Je n’ai volontairement pas parlé de trucs trop pittoresques, qui me semblaient trop poussiéreux ou muséaux.
Parmi les choses troublantes qui font écho entre 1942/43 et aujourd’hui, il y a notamment la prolifération des fake news ; on les appelait « fausses nouvelles » à l’époque. Cela avait suscité la création d’un ministère chargé de débusquer leurs auteur·rices et parfois les condamner à des peines de prison. Les autorités estimaient que ces nouvelles minaient le moral de la population, pouvaient créer des rumeurs et mouvement de panique. Je pensais que les fake news étaient une invention très contemporaine, mais le fait d’inventer des choses pour faire paniquer les gens ou véhiculer des idées nauséabondes a apparemment toujours existé.
Il y a aussi la prolifération des discours de haine. Alors bien sûr, je sais qu’ils ont toujours existé et que les réseaux sociaux ne les ont pas créés. Je pensais par contre que les fils de commentaires sous des articles, qui sont tous plus puants les uns que les autres et focalisés sur les mêmes groupes sociaux, étaient quelque chose de très contemporain. En lisant, par exemple, le courrier des lecteurs du Pays Réel, le journal du parti Rex, on se rend compte que ce sont exactement les mêmes commentaires. Ce n’étaient certes pas forcément les mêmes groupes sociaux qui étaient stigmatisés, bien que les juif·ives restent encore aujourd’hui dans la même ligne de mire. On retrouve par contre les mêmes termes, comme celui de remigration qui est présent à la fois dans le courrier des lecteur·rices d’époque et dans les discours politiques contemporains. Tout comme les crispations sur les origines des personnes ou encore la recherche de leaders virils.
Pendant que j’écrivais le livre, nous étions en pleine campagne de Zemmour. J’avais froid dans le dos parce que ça ressemblait énormément aux meetings de Léon Degrelle. Dans ces derniers, des journalistes y étaient tabassés. Les gens étaient prêts à payer pour le voir partout en Belgique. Il ne s’agit pas de faire du “whataboutisme”, mais il y a dans l’air du temps comme une musique similaire qui se joue aujourd’hui.
- NACHT UND NEBEL, les résistant·es sont emmené·es en Allemagne, où iels doivent être jugé·es de la manière la plus sévère par des Tribunaux Spéciaux (Sondergericht) ou par les Tribunaux du Peuple (Volksgerichtshof). Dès leur arrestation, iels entrent dans “la nuit et le brouillard” et personne ne doit plus avoir, dès lors, connaissance de leur sort. Iels doivent disparaître sans laisser de trace. ↩︎
- Célèbre historien de la résistance et du communisme ↩︎