Par Miguel Schelck, animateur aux Jeunes FGTB Bruxelles
Pendant plus de 41 ans, les portugais ont dû vivre sous un régime fasciste contrôlé par l’économiste Antonió de Oliveira Salazar jusqu’à son accident vasculaire cérébral en 1968, puis par l’ancien ministre des colonies, Marcelo Caetano, jusqu’à sa reddition le 25 avril 1974.
Ce régime repose sur un parti unique (l’União Nacional) qui met en place une dictature corporatiste, catholique, nationaliste, conservatrice, hostile aux syndicats, au socialisme et au communisme. Il met également en place un arsenal répressif (notamment via sa police politique). Ses mots d’ordre sont : “Famille, Patrie, Travail et Dieu”.
Salazar dote également l’État d’organes de propagande dont, par exemple, le secrétariat de propagande national (devenu en 1944 le secrétariat national d’information), qui ont pour mission principale la diffusion de deux idées. En premier lieu, celle de la régénération de la nation portugaise (regeneraçao) qui défend la volonté d’un retour à une époque où le libéralisme, la modernité et la révolution industrielle n’existaient pas. En deuxième lieu, le lusotropicalisme, c’est-à-dire l’idée que la colonisation portugaise serait différente, meilleure, que d’autres types de colonisation par sa douceur et sa volonté d’intégrer les colonisés à l’Empire colonial portugais. Le lusotropicalisme s’appuie sur l’affirmation qu’il n’y a pas d’un côté les Africains et de l’autre les Européens, qu’il n’y a que des Portugais.
Si la propagande à l’égard du peuple portugais est très importante, il en va de même pour la censure. Dès 1933, la CGT portugaise et le Parti Communiste Portugais sont déclarés illégaux, les grèves sont interdites et toute opposition politique et médiatique est muselée. Salazar peut compter sur la PIDE pour s’assurer de la stabilité du régime : elle surveille, réprime, enferme, torture, espionne, expulse et élimine toute forme d’opposition politique ou de dissidence à l’égard du régime. Plus largement, toute la population – colonisée y compris – est mise sous surveillance permanente avec la présence d’indicateurs secrets (les Bufos) dans et en-dehors du Portugal, leur rôle étant de contrôler et de prévenir toute action contre l’État.
Malgré tout, les luttes d’indépendance dans les colonies de l’Empire portugais et la guerre menée en réaction à celles-ci dans les années 60 poussent certains officiers, appuyés par les soldats, dont une grande partie sont envoyés de force au front, à fomenter un coup d’Etat. Ils créent le Mouvement des Forces Armées et enclenchent l’opération qui mettra fin au régime salazariste le 25 avril 1974 : c’est le début de la révolution des œillets, un processus révolutionnaire qui durera deux ans et amènera à de nombreux changements au sein de la société portugaise.
En effet, souvent réduite à un simple coup d’État militaire, la révolution des œillets recouvre pourtant un mouvement social d’ampleur. Celui-ci a non seulement mis fin une fois pour toute au régime fasciste institutionnalisé par Salazar, mais a aussi ouvert la voie à la fin du colonialisme portugais et à l’instauration de nombreuses mesures socialistes au sein du pays.
Ce mouvement social est marqué par des occupations massives d’entreprises et de logements (les commissions des moradores), mais également de grèves (environ 4000 entre avril 1974 et novembre 1975) et de manifestations de masse, tantôt sous l’égide de l’intersyndicale et du PCP, tantôt à travers l’auto-organisation des travailleurs. A travers ces actions, la classe travailleuse fait tomber six gouvernements transitoires en deux ans, purge les anciens de la PIDE et ses indicateurs des instances de pouvoir, libère les nombreux prisonniers politiques et obtient des victoires démocratiques et sociales importantes comme le suffrage universel, les nationalisations de nombreuses entreprises, l’élargissement des droits syndicaux, la réduction de la journée de travail, l’éducation gratuite, etc.
Plus largement, le 25 avril 1976, sous la pression de la classe travailleuse, est proclamée l’une des constitutions les plus progressistes d’Europe. Celle-ci promulgue l’égalité de genre, de “race” et de religion, mais aussi la volonté de tendre au socialisme et à une société sans classe, la souveraineté du peuple, le caractère irréversible des nationalisations, l’appropriation collective des moyens de production, le droit au logement, au travail et à la santé, etc. Cette constitution conduira également à l’instauration de la démocratie parlementaire représentative (dans un régime semi-présidentiel) et à l’indépendance des colonies.
La révolution des œillets est donc bien plus qu’une simple transition opérée par le haut par les élites portugaises et le Mouvement des Forces Armées vers la démocratie parlementaire ; elle est une période où la lutte des classes a été intense et a abouti à de nombreuses avancées socialistes et démocratiques pour l’ensemble des travailleurs portugais.
Ainsi, à contre-courant du mythe répandu par la droite et l’extrême-droite au Portugal et ailleurs, qui réduit la révolution des œillets au simple coup d’État militaire du 25 avril 1974, on peut parler de la révolution des œillets comme étant une révolution socialiste.
Pour aller plus loin :
- “C’est le peuple qui commande. La révolution des œillets : 1974-1976”, Victor Pereira, éditions du détour, 2022”.
- “Un peuple en révolution.Portugal 1974-1975”, Raquel Varela, éditions Agone, 2018.
- “ Sous les œillets, la révolution ”, Yves Léonard, Chandeigne, 2023.