Par M. Lurot, militant de l’Union syndicale étudiante
Le 7 mars dernier, la direction de Delhaize a annoncé sa volonté de franchiser ses 128 magasins intégrés présents en Belgique et de supprimer 280 emplois au siège de l’entreprise. Les travailleur·euses ont réagi rapidement en fermant spontanément les magasins et en se mettant en grève, ensuite soutenu par un front commun syndical. Après plus de 60 jours de luttes, le mouvement de grève continue.
En réponse Delhaize a préparé une ordonnance interdisant le blocage des magasins et des entrepôts obligeant, avec l’aide des huissier·ères et de la police, la réouverture des magasins. Pour les faire fonctionner, les travailleur·euses étant toujours en grève, Delhaize fait appel à des étudiant·es et des CDD, ceux-ci jouant ainsi le rôle de briseur·euses de grève.
Cette lutte, tant par sa durée et par la combativité des travailleur·euses que par ses enjeux, est d’une extrême importance pour tout le mouvement des travailleur·euses et notamment pour le mouvement syndical. Cet article se veut donc de participer aux débats stratégiques autour de ce conflit social, en commençant par un tour d’horizon de la situation.
La franchise et les conditions de travail
L’enjeu au centre du conflit est la mise en franchise des magasins actuellement intégrés. L’objectif de la direction de l’entreprise est d’accroitre sa rentabilité, les magasins déjà franchisés étant en moyenne plus rentables.
Cependant, cette rentabilité accrue n’est obtenue que par une dégradation des conditions salariales et de travail. La franchise implique plus précisément une diminution du personnel, et donc une charge de travail accrue ; une baisse de salaire et une utilisation plus massive de formes de « sous-emploi » offrant moins de protection et participant moins à la Sécurité Sociale, comme le travail étudiant, et enfin une décentralisation des négociations modifiant le rapport de force en faveur du patronat.
Cette décision de franchiser les magasins intégrés de Delhaize résulte d’un dumping social mettant en concurrence les conditions de travail des travailleur·euses des magasins intégrés, avec celles -dégradées- des travailleur·euses des magasins franchisés.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que les formes de sous-emploi se développent. Le travail étudiant par exemple devient de plus en plus structurel dans l’économie, encouragé par les politiques néolibérales tant au niveau communautaire (le projet de réforme du calendrier académique) qu’au niveau fédéral (passage du nombre d’heures de travail maximales autorisées pour un·e étudiant·e à 600h par an, ce qui équivaut à plus d’un tiers d’un temps plein annuel).
La franchise, une forme d’externalisation
Cette lutte contre la franchise ne concerne pas uniquement les travailleur·euses de Delhaize. Si Delhaize gagne, les autres marques concurrentes du secteur chercheront aussi à baisser leurs coûts en franchisant leurs magasins intégrés. Sur ce sujet, la sortie dans la presse de Colruyt est révélatrice. Dans ce conflit, c’est aussi l’imposition d’un nouveau modèle social destructeur pour les conditions de travail qui est en jeu.
Mais le problème ne s’arrête pas au secteur du commerce : cette décision s’inscrit dans un mouvement plus général d’externalisation qu’on observe dans tous les secteurs, publics comme privés. Si l’externalisation existe depuis longtemps, celle-ci a pris une nouvelle ampleur ces dernières décennies. L’externalisation ayant pour objectif d’accroitre la flexibilité et de diminuer les coûts pour l’entreprise principale, elle implique de moins bonnes conditions de travail, des salaires plus bas et une moins grande protection de l’emploi.
Ahold Delhaize, un géant international
Un élément important à prendre en compte pour une stratégie de lutte est le caractère multinational d’Ahold Delhaize. Ce groupe, pesant plus de 30 milliards d’euros en bourse, est présent aux États-Unis, avec 1108 points de vente en 2022, et dans plusieurs pays européens, la Belgique n’arrivant que 3ème derrière les Pays-Bas (1228 points de vente) et la Roumanie (956).
Ceci implique deux choses. D’une part, même si la grève a dégradé l’image commerciale de Delhaize et lui a fait subir une diminution de plusieurs centaines de millions d’euros de son chiffre d’affaires, l’entreprise a des ressources pour tenir. D’autre part, cela signifie qu’il y a un grand nombre de travailleur·euses en dehors de la Belgique qui se trouvent face à la même entreprise que les travailleur·euses en Belgique qui luttent actuellement contre Delhaize. La même entreprise s’enrichit sur le dos de toustes ces travailleur·euses et est responsable partout de leurs mauvaises conditions de travail. Ahold Delhaize fait par exemple fonctionner ses magasins aux Pays-Bas en employant des enfants à partir de 13 ans payés 3,94€ de l’heure.
L’État contre les travailleur·euses
Dans cette lutte, les travailleur·euses n’affrontent pas seulement Delhaize. Iels se retrouvent aussi face à l’État et sous les formes très concrètes de juges, d’ordonnances, de huissier·ères et de policier·ères. En effet, en réaction au mouvement de grève, la direction de Delhaize a préparé des ordonnances interdisant le blocage des magasins et entrepôts et même les piquets filtrants. Il s’agit d’une véritable attaque à peine déguisée contre le droit de grève. La grève est formellement autorisée, mais son contenu – atteindre économiquement une ou des entreprises pour établir un rapport de force plus favorable aux travailleur·euses – est interdit. Ces ordonnances sont appliquées par des huissier·ères et la police, qui a d’ailleurs déjà arrêtés plusieurs militant·es, délégué·es et permanent·es dans le cadre de ce conflit.
Cette attaque du droit de grève est un dangereux précédent pour l’ensemble du mouvement des travailleur·euses. Depuis, d’autres enseignes ont déjà menacé d’utiliser ou ont utilisé de telles ordonnances pour maintenir les magasins ouverts en cas de grève.
L’implication de l’État dans ce conflit a dévoilé au grand jour son rôle social de défense des rapports sociaux capitalistes et des intérêts du patronat.
En réponse à cette judiciarisation du conflit, les travailleur·euses ont fait preuve d’inventivité, en se mettant par exemple en grève au milieu d’une journée de travail afin d’éviter d’être remplacé·es par des étudiant·es ou des CDD ou en jouant au chat et à la souris en bloquant une série de magasins les uns après les autres. La manifestation combative et spontanée du 17 avril qui a réussi à déjouer la police pour finir devant la FEB en est un autre exemple.
Loi Renault ou lutte contre la franchise
Depuis le début de ce mouvement, la revendication d’une procédure Renault (avec l’adaptation de celle-ci pour les cas de mise en franchise dans une loi Renault bis ou une loi Delhaize) a été évoquée plusieurs fois. Celles et ceux qui la défendent expliquent que la mise en franchise est de facto un licenciement collectif, qui doit permettre aux travailleur·euses de partir avec les indemnités auxquelles iels ont droit.
Il est cependant nécessaire de se rappeler que le conflit ne concerne pas seulement les pertes d’emploi mais aussi et surtout l’instauration d’un mode de relations de travail précaires. Cela a donc une implication concrète sur les emplois qui seront disponibles pour nous qui allons entrer sur le marché de l’emploi. Or, la procédure Renault accepte justement la mise en franchise et laisse entendre que les travailleur·euses dans les franchises ont accepté leurs conditions de travail et qu’on n’a donc rien à dire là-dessus.
Il est à l’inverse important d’avoir comme demande le retour de Delhaize sur sa décision, mais aussi de s’opposer au modèle de la franchise. La revendication d’une harmonisation par le haut des commissions paritaires dans le commerce de détail va dans ce sens et est donc une revendication intéressante, mais il ne faut pas oublier que le modèle de la franchise affaiblit la force des travailleur·euses et donc leur capacité de négocier des avancées sociales dans de telles structures.
Quelles implications stratégiques ?
- Une lutte des travailleur·euses des magasins intégrés et des magasins franchisés
Le fait que cette décision de mise en franchise résulte d’une mise en concurrence entre travailleur·euses des magasins intégrés et franchisés implique que la lutte contre Delhaize doit être menée par toustes les travailleur·euses. Cela n’est possible qu’en mettant en avant des revendications qui peuvent aussi mobiliser les travailleur·euses des franchises : ça doit être une lutte contre la franchise et pour des mêmes conditions de travail partout. À travail égal, salaire égal !
- Une lutte sectorielle et interprofessionnelle
La lutte actuelle n’est pas importante seulement pour les travailleur·euses de Delhaize. Si Delhaize gagne, le reste du secteur suivra. Les conditions de travail de tout le secteur sont en jeu. Toustes ses travailleur·euses doivent donc être mobilisé·es. Cette lutte porte aussi des enjeux interprofessionnels. L’externalisation est une réalité dans tous les secteurs, publics comme privés, et les attaques inédites contre le droit de grève dans ce conflit entraîneront des répercussions partout si elles ne sont pas combattues. Par ailleurs, il est temps de lutter de manière interprofessionnelle sur la question du statut étudiant qui constitue une forme de dumping social dommageable pour l’ensemble des travailleur·euses, les jobistes sont en effet surreprésenté·es dans les enseignes franchisées.
- Une lutte internationale
Ahold Delhaize étant un groupe international, la lutte ne peut pas rester nationale. Et justement, la tension sociale monte aussi aux Pays-Bas entre les travailleur·euses de l’enseigne et la direction. Une lutte commune déplacerait par beaucoup le rapport de force en notre faveur car ensemble on est plus forts !