Entretien réalisé par Alessandra Vitulli, chargée de communication aux Jeunes FGTB
Dans cet article, nous privilégierons le féminin pour parler des « travailleuses du sexe » et ferons donc exception à notre utilisation habituelle de l’écriture inclusive, les femmes étant majoritaires au sein de ce secteur professionnel. Nous trouvons que visibiliser cette réalité a un sens politique.
Parler de femmes et de travail, est-ce possible sans jamais évoquer les travailleuses du sexe ? Nous pensons que non et nous avons voulu en discuter avec l’association UTSOPI, acronyme pour « Union des Travailleu(r)ses du Sexe Organisé·es pour l’Indépendance », presque un an après l’approbation de la décriminalisation du travail du sexe par le Parlement fédéral. Nous avons rencontré Chloé, Daan, Jennifer et Julie de l’équipe de l’association.
Pouvez-vous parler d’UTSOPI ?
Chloé : L’association a été créée en 2015. Au début c’était un petit collectif et puis on a commencé à avoir des subsides et à grandir. Ce qui est important c’est qu’UTSOPI une association par et pour les travailleurs·euses du sexe. On fait surtout un travail communautaire. Certaines d’entre nous font les maraudes et vont toutes les semaines voir les travailleuses dans le quartier pour distribuer des préservatifs par exemple, et pour identifier leurs besoins et les problématiques qui les impactent. On veut aussi être un lieu de rencontre pour les travailleuses du sexe donc on propose des apéros tous les mois. A côté de ça, on fait aussi un travail de plaidoyer et on propose un accompagnement juridique. Ce qu’on fait peut même parfois s’apparenter à du travail syndical.
Julie : Ce qui nous distingue de beaucoup d’autres associations c’est qu’on ne propose pas d’encadrement psycho-médico-social mais qu’on travaille plutôt sur la défense des droits, la sensibilisation et la déstigmatisation. Ça nous amène à agir un peu comme un centre de première ligne : par exemple si on est sollicité·es par une personne qui se trouve dans une situation de traite, on prendra contact avec des associations comme PAG-ASA[1] pour la prendre en charge. On a un réseau assez étendu d’associations partenaires et donc un large panel de possibilités pour aider notre public.
Pouvez-vous décrire votre public ?
Chloé : Il y a beaucoup de gens qui ont déjà fait du travail du sexe même occasionnellement et qui n’en parlent pas, beaucoup de travailleuses qui sont peu visibles comme des étudiantes, des mères de famille, etc. Lorsqu’on organise des rencontres, on a beaucoup de gens qui viennent d’un peu partout et c’est super parce qu’on se rend compte qu’il y a plein de profils différents. Mais les personnes qui ont la possibilité de se déplacer, de se libérer pour des activités bénévoles et qui sont plus militantes ne représentent qu’une partie des travailleuses du sexe. Celles qui sont dans la survie n’ont pas forcément le temps de prendre activement part à la lutte pour leurs droits. On essaye aussi de toucher cette partie du secteur qui exerce dans des conditions plus compliquées comme dans le quartier nord où il y a des vitrines. C’est un accompagnement différent parce que ce n’est pas la même réalité. Dans le travail du sexe il y a beaucoup de secteurs qui, souvent, ne se rencontrent pas.
La décriminalisation est-elle une bonne nouvelle pour vous ?
Daan : Utsopi a mené le projet politique. C’est nous qui avons pris l’initiative. En tant qu’association, ça nous a procuré une certaine reconnaissance dans la sphère politique et c’est très positif pour la suite de notre travail.
La décriminalisation devrait permettre d’améliorer les conditions de travail de beaucoup de travailleuses du sexe. Un certain nombre de spécificités relatives à ce secteur seront listées dans la règlementation du travail. On est en train de mettre tout ça en place pour que les travailleuses du sexe puissent avoir le droit, par exemple, de refuser un client, de refuser un acte ou de l’interrompre. Ça fera partie des exceptions accordées à ce secteur professionnel. Si ces conditions ne sont pas respectées, on pourra qualifier ça d’exploitation. Il y a des spécificités au travail du sexe dont il faut tenir compte, comme dans beaucoup d’autres secteurs professionnels. C’est aussi le but de la décriminalisation, de pouvoir mettre plus de protections en place.
Jusque-là, on était dans une politique de tolérance qui permettait d’exercer ce travail mais c’était un secteur qui, juridiquement, n’existait pas. Le problème, c’est qu’on ne peut pas faire de lois pour un secteur qui n’existe pas. On n’avait donc aucun levier pour exiger des conditions de travail décentes. La décriminalisation est là pour reconnaitre ce secteur d’activité et le soumettre à certaines règles liées, par exemple, à l’hygiène, aux horaires de travail, aux pauses, aux vacances, aux maladies, à la grossesse, etc. Le but est que les travailleuses puissent exercer dans un environnement plus sécurisé avec cadre déterminé.
Si ces règles ne sont pas respectées, on pourra très clairement affirmer qu’on tombe dans une situation de traite. La décriminalisation va donc aussi permettre de lutter plus efficacement contre ce genre de situations en fixant une distinction claire.
Donc oui on est content·es parce qu’on a réussi ce qu’on voulait faire. C’était la première revendication de l’association depuis ses débuts. Maintenant on va continuer à se focaliser la déstigmatisation.
Pourquoi estimez-vous que le travail effectué par UTSOPI peut s’apparenter à un travail syndical ?
Chloé : On accompagne les travailleuses et on défend leurs droits. Je pense que ça rejoint le travail effectué par les syndicats dans les valeurs, les missions et les façons d’accompagner même si, sur le papier, on n’en est pas un. Mais avec la décriminalisation, on est probablement en transition vers quelque chose qui va nécessiter un travail syndical à proprement parler pour voir si les choses se passent correctement dans les établissements.
Julie : Etant donné que la décrim donne accès à certains droits que les travailleuses du sexe n’avaient pas avant, un véritable travail syndical sera sans doute d’autant plus approprié et nécessaire. La nouvelle loi va permettre à ces travailleuses d’intégrer le monde du travail dont elles ont jusque maintenant toujours été exclues. A mon avis une vraie représentation syndicale sera nécessaire.
Quelle est la position d’UTSOPI sur le travail du sexe ?
Julie : Au sein de l’association on considère que les personnes qui pratiquent cette activité méritent d’avoir des droits comme toustes les travailleur·euses à savoir des congés maladie, un congé de maternité, une pension, le chômage, etc. C’est pour ça qu’on parle de travail du sexe plutôt que de prostitution. Le terme « travail » est vraiment important. Et c’est ça que ça veut dire, « sex work is work ». Ça ne nous empêche pas de lutter contre la traite et le proxénétisme. Et évidemment on respecte tous les parcours : les personnes qui souffrent dans le travail du sexe et veulent changer de métier peuvent tout à fait s’adresser à nous. Il peut y avoir plein de raisons de vouloir arrêter et UTSOPI peut tout à fait accompagner quelqu’un qui souhaite ne plus pratiquer cette activité.
Chloé : Mais sans accès à aucun droit, comment en sortir ? Comment faire sans accès à la formation, au chômage, à l’aide sociale ? L’accès aux droits donne aussi le choix. C’est encore plus compliqué d’arrêter le travail du sexe s’il n’est pas reconnu comme un travail.
Julie : Ne pas reconnaitre le travail du sexe ne le fera pas disparaitre. Il continuera toujours à exister mais ça engendrera plus d’activités clandestines, sans protection, des situations plus dangereuses.
A quelles violences sont confrontées les travailleuses du sexe ?
Chloé : Ne pas pouvoir en parler autour de soi par peur du jugement c’est un problème et ça induit aussi beaucoup situations d’isolement.
Julie : Quand on rencontre de nouvelles personnes, la première chose qu’on nous demande c’est ce qu’on fait dans la vie. En tant que travailleuse du sexe, ça peut être difficile à dire et certaines se retrouvent à vivre avec un secret qui doit être difficile à porter. On considère parfois le travail du sexe comme une violence en soi mais ce qui est violent, c’est la société qui n’inclut pas les travailleuses du sexe.
Jennifer : On parle aussi souvent de la violence des clients mais il peut y en avoir dans tous les métiers. Et puis souvent on a plus de respect de la part de clients dans le cadre de cette relation contractualisée que de la part de mecs qu’on rencontre en dehors de notre travail. Le contrat met des limites. Il peut même permettre d’éviter que le client se sente tout permis contrairement à ce qu’il se passe régulièrement dans la vie quotidienne, hors du travail du sexe.
Julie : Dans une société patriarcale, la violence des hommes est un problème mais elle est partout. Jusque dans les couples. Ce n’est pas propre au travail du sexe.
Quels liens faites-vous entre le travail du sexe et les luttes féministes ?
Julie : La sexualité des femmes est déjà stigmatisée et représente un tabou mais en plus, la travailleuse du sexe a une sexualité avec des clients avec qui elle ne se marie pas et avec qui elle n’a pas d’enfants. Pour l’ordre hétéropatriarcal, c’est une déviante. Ça relève de considérations morales. Mais mettons la morale de côté : peu importe ce qu’on peut penser du travail du sexe, qu’on trouve ça bizarre ou sale. Si des êtres humains pratiquent ce travail, ces personnes ont droit à une vie décente.
Les travailleur·euses du sexe sont majoritairement des femmes. Elles ont donc totalement leur place dans les luttes féministes. Malheureusement certaines féministes, en excluant ces travailleuses, excluent une partie des femmes de leur combat. Alors que les luttes féministes concernent les droits de toutes les femmes et donc aussi ceux des travailleuses du sexe. La convergence des luttes passe aussi par là.
[1] PAG-ASA propose de l’aide aux victimes de traite des êtres humains, un tremplin vers l’autonomie et la réintégration (https://pag-asa.be/fr)