Par Douglas SEPULCHRE // Chercheur à l’ULB et Raphaël D’ELIA // Chargé de communication aux Jeunes FGTB, anciennement livreurs et membres du Collectif des coursier·ères
Depuis 2015, les livreur·euses de plats de restaurants à domicile pour Uber Eats ou Deliveroo se sont imposé·es dans le paysage des grandes et moyennes villes de Belgique. Sous l’effet de la pandémie de COVID-19, leur nombre a explosé et ceci parallèlement au chiffre d’affaire des plateformes qui les embauchent. Aux yeux du mouvement syndical, les livreur·euses prestant leurs services pour Deliveroo ou Uber Eats constituent un exemple symptomatique de la dégradation des conditions de travail à l’œuvre depuis une quarantaine d’années. Cependant, malgré la précarité évidente du travail de livreur·euse, aucun mouvement social d’ampleur n’a surgi au sein de ce groupe au cours des dernières années et les syndicats peinent à mobiliser ces travailleur·euses…
La précarité du travail de livreur·euse n’est plus à démontrer. En effet, celleux-ci ne bénéficient pas d’un contrat de travail mais sont embauché·es soit sous le statut d’indépendant·e (pour une minorité) soit sous le régime dit « P2P » (pour une majorité). Ce dernier, qui n’est pas un statut à proprement parler, institue que les revenus des livreur·euses, pour peu qu’ils ne dépassent pas 6000 euros annuels, soient largement défiscalisés et… ne soient pas considérés comme des revenus professionnels ! D’autre part, puisqu’iels n’ont pas de contrat de travail, les livreur·euses n’ont pas accès aux protections sociales associées au salariat : ni assurances chômage, maladie, accident de travail ou pension… Enfin, dans la mesure où prévaut au sein des plateformes un modèle de rémunération « par course » (et non horaire), leurs salaires fluctuent au gré de facteurs variés (météo, horaire et jour de la semaine, distance parcourue, etc.) et sont donc hautement imprévisibles.
Il n’a cependant pas toujours été ainsi. En Belgique, jusqu’en février 2018, les livreur·euses prestant leurs services pour Deliveroo travaillaient sous contrat de travail par du portage salarial. Ce système perdure encore au sein de l’entreprise Take Away qui emploie via une agence intérimaire. Bien entendu, dans le cas de Deliveroo, la situation n’était pas tout à fait satisfaisante mais néanmoins les livreur·euses bénéficiaient alors d’une rémunération horaire et des protections sociales en vigueur. Lorsque la plateforme fit part de son intention de rompre les contrats de travail afin de les payer « à la tâche », celleux-ci s’organisèrent au sein du Collectif des coursier·ères et, avec le précieux soutien des syndicats (notamment FGTB UBT, CNE et CSC-Transcom), s’engagèrent dans un long bras de fer contre la plateforme. Entre novembre 2017 et février 2018, le Collectif organisa plusieurs manifestations et grèves. Lors de celles-ci, il parvint à mobiliser suffisamment de livreur·euses pour faire fermer, trois soirées de week-end de suite, l’application de Deliveroo dans la région de Bruxelles. Devant l’inflexibilité de la plateforme, une occupation de quarante-huit heures du siège de Deliveroo fut lancée. Cependant, en février 2018, à court de relais politique, le combat du Collectif n’atteint pas ses objectifs et les livreur·euses furent sommé·es de se soumettre au nouveau modèle… pour celleux qui n’avaient pas été licencié·es.
Deliveroo justifiait alors sa position en défendant que le nouveau modèle d’emploi permettrait aux livreur·euses d’obtenir de meilleurs revenus et une plus grande flexibilité. Quatre ans plus tard, on saisit pourtant bien mieux les craintes exprimées par les coursier·ères de l’époque. En effet, la situation s’est depuis dramatiquement précarisée. La rémunération « par course » des travailleur·euses n’a cessé de baisser. Par ailleurs, la plateforme mobilise un public toujours plus en marge. En effet, la majorité d’entre elleux sont désormais des travailleur·euses sans titre de séjour qui louent ou achètent les comptes d’autres détenteur·trices. À ce jour, un compte « vide », c’est-à-dire un compte sur lequel on peut gagner 6000 euros annuels s’achète près de 1000 euros ou se loue moyennant une commission de 30%. Lorsque le compte est « rempli », iel s’en procurent un autre. Dans cette situation, les livreur·euses se voient doublement exploité·es : par la plateforme d’abord et ensuite par un système mafieux de vente et de location de comptes.
Malgré cette précarité incontestable, il n’y a pas eu en Belgique de mouvement d’ampleur depuis l’hiver 2017-2018. Les organisations syndicales ont pourtant organisé de nombreux rassemblements au cours des dernières années en vue de dénoncer le recours au régime dit « P2P » ainsi qu’au statut d’indépendant·e et, par la même occasion, défendre la présomption de salariat pour les livreur·euses. Force est cependant de constater que, malgré les bonnes volontés des militant·es syndicaux·ales, celleux-ci peinent à mobiliser les premier·ères concerné·es qui s’abstiennent de se rendre à ces rassemblements. En ce sens, les déclarations des organisations syndicales peuvent souvent paraître hors-sol et déconnectées de la réalité des livreur·euses qui, dans leur écrasante majorité, manquent de contact avec ces dernières. Il serait injuste de faire à celles-ci le procès de cet échec. En effet, le modèle sur lequel reposent des plateformes comme Deliveroo ou Uber Eats vise précisément à prévenir toute forme d’organisation collective. D’une part, les travailleur·euses sont dispersé·es dans la ville (il n’y a pas de bureau ou d’usine pour elleux), ce qui freine le développement d’un véritable collectif de travail. D’autre part, la peur d’être déconnecté·es de la plateforme (qui correspond en fait à un licenciement) décourage d’exprimer trop ouvertement son mécontentement. Par ailleurs, l’illégalité dans laquelle se trouve une majorité de livreur·euses qui n’ont pas de titre de séjour renforce ce préjudice.
Il paraît donc essentiel que les militant·es et organisations syndicales réinterrogent leur stratégie. En effet, organiser des rassemblements sans s’assurer qu’un collectif uni et soudé de travailleur·euses n’ait préalablement été constitué est infructueux. Par ailleurs, les revendications doivent être en lien avec les aspirations matérielles des livreur·euses. Ainsi, les revendications syndicales portant sur la reconnaissance du statut de salarié·e sont trop déconnectées de la réalité, la majorité d’entre elleux étant maintenant des travailleur·euses sans titre de séjour. Un changement de statut leur porterait préjudice puisqu’iels seraient de facto empêché·es de travailler. Bien entendu, il est essentiel qu’à terme celleux-ci puissent bénéficier des avantages liés au salariat mais cet objectif passera par la mobilisation du plus grand nombre et… par sa régularisation.
Il est intéressant de regarder de plus près les luttes de livreur·euses et autres initiatives les plus récentes qui ont pris place en France. Lors du printemps et de l’été 2020, 200 d’entre elleux de la plateforme Frichti ont mené, avec le soutien du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Plateforme) et de la CGT, une lutte exemplaire. À l’issue de celle-ci, une centaine de livreur·euses en lutte ont pu être régularisé·es et obtenir un titre de séjour. Par ailleurs, à l’automne 2020, CoopCycle (une fédération de coopératives de livraison à vélo également présente en Belgique) a ouvert, à Paris, la Maison des Coursier·ères : un espace au sein duquel les livreur·euses peuvent se reposer, discuter, bénéficier d’un soutien administratif mais aussi syndical. Ce genre d’initiatives permet de créer de nouveaux collectifs de travail au sein desquels pourront s’exprimer « par le bas » des revendications syndicales et faire émerger de nouvelles luttes.
En Belgique, il est capital que les mouvements syndicaux, associatifs et politiques continuent de s’intéresser à la situation des livreur·euses ubérisé·es. En effet, l’ubérisation n’est pas seulement un danger pour les travailleur·euses concerné·es mais pour tout notre « camp social » tant ce nouveau modèle productif menace l’ensemble des emplois. Seulement, les stratégies et revendications doivent évoluer et être en phase avec les aspirations des travailleur·euses ainsi que leur réalité matérielle. Pour ce faire, et en s’inspirant de ce qui a été fait en France, il paraîtrait opportun de réfléchir à l’ouverture d’un lieu dédié aux livreur·euses de plateformes. Celui-ci constituerait un espace au sein duquel les livreur·euses pourraient tisser des relations préalables, essentielles à la formulation de revendications collectives et au développement de nouvelles luttes. Notre expérience en tant que livreurs et syndicalistes nous a convaincu que la création de liens de sociabilité entre travailleur·euses, comme les syndicats le faisaient par le passé, est une nécessité historique. Nous appelons donc à la création d’un tel lieu avec le support des organisations syndicales, pour en faire un bastion de la lutte sociale de ces travailleur·euses précaires et pour que cette expérience en inspire d’autres !