Interview de Vincent Scheltiens, historien de l’Université d’Anvers

Temps de lecture : 10 minutes
Propos recueillis par Sylvain Michiels, animateur Jeunes FGTB
Syndicat et lutte antifasciste ont toujours été étroitement liés, Israël « Piet » Akkerman était un jeune militant qui fit converger ces luttes à en perdre la vie, nous avons demandé à Vincent Scheltiens, historien de l’Université d’Anvers, auteur d’ouvrages sur l’histoire belge et espagnole et sur l’histoire de la gauche, de nous en dire un peu plus.

Vincent, tu es docteur en histoire et chercheur postdoctoral à l’Université d’Anvers. Pourquoi et comment as-tu décidé de mener tes combats avec la FGTB ?

Face à la possibilité que le Vlaams Belang participe à un gouvernement après le scrutin 2024, il fallait agir. J’ai publié un livre[1] avec Bruno Verlaeckt[2] et je continue d’assurer le suivi de ce travail en participant à un maximum d’événements, dès qu’on m’y invite. Il y a des académicien·nes proches des intérêts de l’entreprise. Moi, j’en suis un engagé à gauche, syndicaliste. Je consacre donc une partie de mon temps à analyser les discours de l’extrême droite pour mener la lutte antifasciste. Il s’agit d’un combat essentiel. Les académicien·nes ne sont pas sur une île, particulièrement celleux de gauche. Iels sont visé·es par les idées du Vlaams Belang, son président l’a d’ailleurs annoncé, une fois au pouvoir, il réglera ses comptes avec elleux.   

Nous connaissons le visage de Piet Akkerman[3] par une banderole de la Centrale Générale-ABVV Anvers-Pays de Waes. En cherchant, on s’aperçoit qu’il a tout de la figure de proue pour les jeunes FGTB : une vingtaine d’années, syndicaliste, engagé politiquement et dans la lutte antifasciste. Peux-tu nous en dire plus ?

Oui, il pourrait très bien convenir comme « symbole » pour les Jeunes FGTB. Il est issu d’une famille juive qui a fui les pogroms[4] de l’Europe de l’Est. Il fait partie d’une génération de jeunes juif·ves qui s’est « déjudaïsée » religieusement et qui a pensé qu’il fallait agir ici. Il était attaché au mouvement de jeunesse sioniste de gauche et il savait ce que représentait le fascisme et l’accession de Hitler au pouvoir. Il travaillait dans le secteur du diamant et s’est engagé syndicalement. Il a mené des luttes importantes dans son secteur, souvent en prenant des positions bien plus radicales que son syndicat. Lui, comme beaucoup d’autres, s’est engagé pour l’Espagne, malgré son jeune âge et son manque d’expérience, il savait parler aux gens. Il a donc servi comme commissaire politique dans la défense de Madrid ; c’est là qu’en janvier 37, il a été abattu. Son syndicat, malgré les divergences qu’il pouvait avoir entre eux, était conscient de sa forte personnalité et lui a rendu hommage, a organisé une commémoration. Il est devenu une figure de sa centrale. 

Il écrivait dans un dernier courrier à sa mère, avant son départ, qu’il ne souhaitait plus être un “juif opprimé” mais un “prolétaire opprimé”. Son engagement et la peur du « communisme » ont eu raison de sa naturalisation. Comment est-ce possible selon toi ?

Le contexte politique était particulier. Il y avait les suites de la Première Guerre mondiale avec à la fois une radicalisation de la droite, le développement du fascisme et, en même temps, une radicalisation de gauche, les répercussions de la Révolution d’Octobre. Dans un contexte de crise, de polarisation et de mobilisation, on voit que des libéraux et le dit « centre politique », poussés par la peur de la révolution socialiste, abandonnent largement la démocratie.« Elle déserte le temple de la démocratie », comme l’écrit l’historien Mark Mazower, pour ouvrir les portes aux fascistes.[5].

Il y a un certain parallèle avec la situation actuelle, sauf qu’il n’y a actuellement aucun danger d’une révolution socialiste. Les grandes entreprises n’ont pas forcément besoin du fascisme pour faire d’énormes bénéfices … mais il y a de nouveau une crise du « centre » politique. Le flétrissement de la démocratie chrétienne en Flandre (CD&V) en est un exemple flagrant. Alors qu’iels ont participé à presque tous les gouvernements jusqu’ici, iels ont évolués – en perdant des membres, des électeur·rices et de l’impact politique – d’un parti dominant à un parti qui dans les sondages atteint à peine les dix pour cent. Cela illustre la perte de confiance de la société par rapport à la politique traditionnelle.

Ensuite, on voit au niveau des propos une certaine « hybridation » de la droite « traditionnelle » et de l’extrême droite. Les discours que tiennent Georges-Louis Bouchez en Belgique francophone et Lachaert ou De Wever du côté flamand sur les syndicats sont frappants. Ils sont prêts à tout pour limiter la position des syndicats comme représentants des travailleur·euses dans les organes de concertation et s’attaquent aux libertés syndicales.

Afin de combattre ces tendances dangereuses, il nous faut analyser finement la situation et cette analyse ne peut être faite en étant « neutre ». Nous devons pouvoir le faire en syndicat de lutte, autonome. Nous devons défendre radicalement l’action syndicale contre cette droitisation musclée, défendre les droits et libertés sociales et démocratiques sans apparaître comme étant les défenseur·euses du statut quo actuel. Parce que les gens ont raison d’être fâchés mais iels doivent continuer à se battre et se rappeler sans cesse que jamais dans l’histoire l’extrême droite n’a été du côté des travailleur·euses dans les combats pour arracher des droits et des libertés. Jamais !

Il faut qu’on comprenne le désarroi, les peurs, la rage parfois au sein d’une population qui est plus fortement bousculée par les effets d’un monde globalisé qu’il y a un demi-siècle. La faillite d’une banque d’affaires de l’autre côté de l’Océan Atlantique ? Pourquoi se sentir concerné·es ? Voilà qu’on se trouve à rembourser en 2008 afin de sauver nos propres banques. Les conflits en Syrie et ailleurs ? C’est bien triste et surtout bien loin ? Voilà que quelques semaines après des réfugié·es arrivent dans nos villes et communes. Pensez aussi à la guerre en Ukraine et sa répercussion directe sur le coût de la vie. Les gens sont bouleversés. Les plus pauvres ont peur de tout perdre. Les plus aisé·es de moins gagner et de ne pas pouvoir passer leur bien-être à leurs enfants. L’extrême droite capitalise cette peur dans les milieux populaires et dans les milieux plus aisés par un discours complétement mensonger de repli sur soi : des frontières fortes et difficiles à passer et une hiérarchisation, à l’intérieur des frontières, de sa propre population. Il n’y aura pas de retour possible à un monde sans la diversité qui s’est installée entre temps, mais ces mensonges comme les aspects irrationnels fonctionnent.

La gauche doit répondre à arme égale contre ces discours. Or elle est comme en panne depuis la fin du vingtième siècle où on a vu tour à tour l’écroulement d’une idée socialiste de la société – qui ne s’avérait être qu’un mix de dictature et de pénurie – et une forme de capitulation idéologique qui faisait que des pans entiers de la social-démocratie passaient au social-libéralisme.

Apparemment, les Belges se sont particulièrement engagés pour l’Espagne à l’époque. Comment expliques-tu cela ?

Quand le conflit éclate en juillet 1936 avec l’insurrection de l’armée, les monarchistes, la hiérarchie catholique, les nationalistes espagnol·es et les phalangistes pour renverser le gouvernement du Frente popular (Front populaire), il s’agit pour des militant·es comme Piet Akkerman et beaucoup d’autres engagé·es dans la lutte antifasciste d’une suite presque logique à leur action.

Proportionnellement, la Belgique est le pays qui a le plus envoyé de volontaires (la majorité écrasante sans expérience militaire) et qui, par la suite, a accueilli le plus grand nombre d’enfants républicain·es[6].

Sans doute parce que les organisations socialistes, et dans une moindre mesure communistes, étaient fortes, bien organisées et très engagées dans la solidarité avec la république espagnole, avec entre autres des personnalités fortes comme Isabelle Blume[7]

Piet Akkerman était, en plus d’être syndicaliste, clairement communiste. N’est-il pas particulièrement frappant qu’il soit devenu un exemple pour le syndicat majoritairement socialiste et en Flandre de surcroit ?

Nous sommes un syndicat aux valeurs de gauche, anticapitaliste, un – ou mieux dit – le contre-pouvoir social. Nous devons garder notre autonomie politique, tout en travaillant constructivement avec une gauche politique qu’on invite à traduire et à réaliser sur le terrain politique nos revendications. Celles que nous lui soumettons et pas le contraire. Nous ne choisissons pas entre une gauche responsable et une gauche radicale. Tant que l’on respecte l’autonomie syndicale, nous comptons sur toutes les gauches. Se diviser face à l’extrême droite est fatal. Il faut plaider pour l’entente entre les forces de gauche, en espérant qu’elles défendent un maximum de nos revendications. Pour ma part, qui ne suis membre d’aucun parti politique, les militant·es s’affilient où iels veulent à gauche du moment que l’autonomie syndicale et les valeurs de la FGTB sont respectées.

Akkerman s’est fait connaître pour avoir mené au moins deux actions de « grève sauvage ». N’est-il pas temps que la base s’en inspire au niveau syndical ?

Il faut absolument que la base puisse continuer à s’exprimer, qu’elle soit entendue et écoutée. Les responsables ne sont pas là pour elleux-mêmes. Le plus précieux dans un syndicat, est la voix et l’action des délégué·es et des militant·es. Il faut partir de l’analyse de terrain qui émane de leurs voix et s’organiser autour d’elles. Il faut savoir apprécier et profiter de cette force : aucun autre mouvement ou parti ne peut s’en targuer. Si un parti politique compte 50000 membres, tout le monde se pâmera devant une telle foule. Profitons de ce trésor qu’il faut certes féminiser et rajeunir d’avantage, mais les femmes et les jeunes sont déjà présent·es et très diversifié·es. Nous sommes la société. Alors que le public d’un parti est quand même, sans vouloir caricaturer, composé d’hommes majoritairement blancs et d’une moyenne d’âge assez élevée. Nous sommes beaucoup plus représentatifs. Ces voix sont déterminantes, les structures syndicales doivent continuer à les faire monter.

Pourrais-tu citer d’autres « Piet » ? D’autres exemples de jeunes militant·es qui se sont particulièrement engagé·es syndicalement et dans la lutte antifasciste ?

Iels étaient toute une génération. Avec Piet y avait également son frère, Emile, qui s’est engagé de la même manière : syndicaliste, communiste et parti en Espagne d’où il n’est pas revenu non plus. La même chose vaut pour le syndicaliste anversois Emile « Lode » Verbraeken et beaucoup d’autres.

Et il n’y avait pas que des hommes. A leurs côtés, il y avait également la femme d’Emile et la compagne de Piet qui, dans l’arrière garde, organisaient un hôpital républicain. Après leur retour, elles se sont engagées dans des réseaux de résistance et d’espionnage comme l’Orchestre Rouge. Après la Seconde Guerre mondiale, celles qui avaient échappé aux arrestations, tortures et exécutions, sont restées très discrètes et n’ont presque pas témoigné de leur action. Elles n’ont pas reçu de grand respect de l’Etat. Bien au contraire : à partir de 1947, au début de la Guerre Froide, elles étaient soupçonnées d’être des « ennemies de l’intérieur » voire des « agentes soviétiques ».

Enfin, je pars du principe que chaque syndicaliste peut devenir un « porte-parole » tant en entreprise que dans la société. Pour cela, il doit être armé pour contre attaquer et ne rien lâcher face aux propos de l’ED, d’où ma participation aux formations ou à toutes les tribunes que l’on m’offre sur le sujet.

Que devons-nous faire aujourd’hui pour combattre les idées de la droite et de l’ED fascisantes ?    

Les jeunes doivent s’y mettre avec leurs expériences et langages propres. Il ne faut pas sous-estimer le rôle des médias : ils influencent beaucoup la participation, ils rendent très difficile la mobilisation et la réalisation des plans d’actions en empêchant d’atteindre notre public et de pouvoir le mettre en mouvement.

L’idéologie dominante fera passer par tous les moyens que ses prises de décisions sont « normales » et qu’il n’y a « pas d’autre solution ». Par exemple, qu’il faut allonger les carrières des travailleur·euses parce qu’on vit plus longtemps, tandis que nous avons toujours revendiqué la diminution du temps de travail. L’idéologie dominante essaie de présenter ce thème tout à fait social comme un combat entre générations et essaie de nous diviser.

Il faut utiliser chaque brèche dans les grands médias afin d’y placer notre message. Ensuite il faut aider, renforcer et construire des médias alternatifs : certains médias d’investigation jouent un rôle important dans la lutte contre l’ED, comme Médiapart, Apache et autres. Et, enfin, il faut développer nos propres moyens de communication, user de ses canaux, podcasts, médias sociaux.

Tout cela pour rappeler sans cesse que les partis d’extrême droite ne sont pas des partis comme les autres. Que quand ils se disent « sociaux », ils font de la démagogie et on doit démasquer leur caractère antisocial et antisyndical. Que quand ils se disent « démocrates », ils ne se réfèrent qu’à un système pour mieux le casser. Pour cela il faut continuer à défendre le cordon sanitaire et combattre la normalisation de ces partis. En Belgique francophone, il faut absolument maintenir le cordon médiatique – qui malheureusement en Flandre avec la « normalisation », a été cassé depuis bien longtemps. Et n’oublions jamais que, pour nous, le combat antifasciste est toujours indissociablement lié avec le combat pour une autre société qui se construira en luttant. Comme le disait le poète républicain espagnol Antonio Machado : « Marcheur, il n’y a pas de chemin ; le chemin se crée en marchant ».


[1] « Extrême droite. L’histoire ne se répète pas…de la même manière », traduit du néerlandais par Olivier STARQUIT, Editions du Cerisier, juin 2021

[2] Président de la FGTB Anvers-Pays de Waes

[3] Israël « Piet » Akkerman

[4] Attaque accompagnée de pillage et de meurtres perpétrée contre une communauté juive

[5] Mark Mazower, Le Continent des ténèbres. Une histoire de l’Europe au XXe siècle, IHTP-CNRS/Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2005

[6] Vincent Scheltiens est lui-même issu d’une famille républicaine espagnole accueillie en Belgique en 1937 dont le papa a été plus tard adopté par sa famille d’accueil les Scheltiens.

[7] http://www.carcob.eu/IMG/pdf/biographie_isabelle_blume.pdf

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