Cinéma : un grand remplacement wokiste ?

Temps de lecture : 4 minutes

Par Benjamin Vandevandel, détaché pédagogique aux jeunes FGTB

Le 7 octobre 2023, « Valeurs actuelles » publie en ligne un article intitulé Wokisme, quand les écrans reviennent au « noir et blanc »1. Si le titre laisse planer l’habituelle obsession de l’extrême-droite sur la question de la « race » en France, Philippe Maxence brasse aussi dans son texte le vent de la surreprésentation des revendications LGBTQIA+, féministes, décolonialistes ou encore la dénonciation de clichés représentant une « France prétendument raciste ». L’habituelle logorrhée se poursuit, allant jusqu’à parler de « stalinisme » tant s’imposerait dans le cinéma français une volonté de vouloir séduire l’ensemble des minorités. Une espèce de « grand remplacement » dans le 7ème art serait en route, du moins pourrait le croire l’abonné·e peu au fait du magazine d’extrême-droite.

Dans son habituelle négation des chiffres et des analyses, « Valeurs actuelles » ne semble pas avoir pris connaissance de faits objectifs et, entre autres, d’une très intéressante étude du « Collectif 50/50 » dont l’objectif est de dresser un état des lieux des inégalités de représentation dans le cinéma français2. L’étude se fonde sur une analyse en profondeur des 100 films ayant bénéficiés des plus importants budgets en 2019 (3 à 30 millions d’euros) et des 100 films ayant réalisés le plus d’entrées en France la même année. En recoupant les deux critères, ce sont 115 films qui sont passés sous le regard attentif du collectif. Les données donnent-elles raison à l’article alarmiste de Valeurs actuelles ?

Les premiers éléments indiquent que les femmes sont sous représentées de l’ensemble des personnages à l’écran (39.8%) et des personnages principaux (38%). Pour les rôles pouvant être perçus comme « non blancs », à peine 6% sont des premiers rôles féminins. Et si elles bénéficient en général de rôles plus positifs que leurs collègues masculins, elles sont en revanche surreprésentées dans un contexte de travail domestique (37% contre à peine 7% pour les hommes). Ajoutons que les femmes de 50 ans et plus qui représentent pourtant 21,5% de la population en 2019 sont non seulement sous représentées comme actives professionnellement, contrairement à leurs homologues masculins, mais le sont aussi dans le paysage cinématographique en général avec à peine 9% des rôles. Si on ajoute que la même année les femmes constituaient 52% de la population française, le « péril féministe » tant vanté par les pourfendeur·euses du « wokisme » semble relever de l’ordre du fantasme.

Dans une autre catégorie, on peut constater qu’à peine 1 rôle principal sur 5 est tenu par des acteur·rices « non blanc·hes » ; la France est d’ailleurs, avec 22% de l’ensemble des rôles (des premiers aux figurant·es) tenus par des « non blanc·hes », loin derrière les USA qui affichent une proportion de 34,4%. A noter aussi que la diversité des origines est principalement cantonnée à la jeunesse (près de 39% de 15 à 20 ans, ce chiffre étant à nuancer car cette catégorie d’âge représente à peine 6% des rôles sur les 115 films passés au crible). De nouveau, nous sommes loin d’un « envahissement » du paysage cinématographique français par des personnes d’origine étrangère au détriment de la population « blanche ».  Relevons aussi que de nombreux stéréotypes familiaux gangrènent encore les films représentant des milieux d’origines allochtones. Ainsi, aucun personnage masculin d’origine arabe n’a été représenté en 2019 comme étant un « père présent. » 

Le cinéma français se marque aussi par une surreprésentation de la région parisienne : la ville est le lieu d’intrigue dans 34% des 115 films. Rien d’étonnant à ce que les catégories socioprofessionnelles les plus élevées suivent cette surreprésentation : 60% des résident·es en Ile-de-France sont des cadres supérieur·es ou des intellectuel·les contre à peine 2% d’ouvrier·ères. L’imaginaire géographique est fort ancré dans les stéréotypes de sous-représentation du monde ouvrier au sein des villes et celui-ci n’est représenté dans les 115 films étudiés qu’à hauteur de 4% alors qu’il représente plus d’un·e actif·ve sur cinq en France.Nous pourrions encore longuement épiloguer sur la sous-représentation des situations de handicap (3% des rôles), des 95% de rôles pouvant être définis comme hétéros, de la surreprésentation de la nudité dans les rôles féminins (21% et jusqu’à 48% dans les rôles principaux) ou encore du fait que 28% des personnages musulmans commettent des actes criminels (dont 26% sont des terroristes… contre 1% de l’ensemble des personnages) … le constat resterait sans appel : rien dans les chiffres n’appuie un soi-disant « wokisme » qui imposerait ses lois au sein de l’industrie cinématographique. Citons encore un chiffre pour la route : les 15 films les mieux financés en 2019 ont tous été réalisés par des hommes et on ne retrouve que 4 femmes sur les 45 postes de créations de ces films. Pourquoi alors les conservateur·rices gaspillent-iels leur énergie à combattre les mouvements « wokes » ?

Une réponse pourrait être que le public ne se reconnaît plus dans une offre de cinéma affichant un manque de diversité . Ce qui ne plaît évidemment pas aux tenant·es du conservatisme. Les 15 films ayant fait le plus d’entrées en 2019 affichaient 32% de personnages principaux perçus comme « non blancs », alors que la répartition moyenne des têtes d’affiches d’origine étrangère est de 19%. A l’inverse, les 15 films les plus financés mais les moins vus affichent 15% de personnages (secondaires ou non) perçus comme non blancs, là où la moyenne est de 22%. Ce phénomène s’observe également pour le genre et la représentation des catégories professionnelles supérieures dans les premiers rôles. La droite conservatrice et l’extrême-droite semblent donc souffrir de leur traditionnelle incapacité à comprendre que la société évolue et que, en toute logique, le secteur culturel évolue également. Les conservateur·rices de tous horizons refusent simplement de se voir dépassé·es par une évolution sociétale dans laquelle le public veut être représenté correctement, y compris au cinéma. Rien à voir avec un complot « wokiste ».

  1. https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/societe/wokisme-quand-les-ecrans-reviennent-au-noir-et-blanc ↩︎
  2. les données citées dans cet article proviennent toutes de l’étude « Cinégalités : qui peuple le cinéma français ? » dirigée par M. Cervulle et S. Lécossais ↩︎

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