Par Gaspard Massart, animateur des Jeunes FGTB Namur
Lorsqu’on observe l’espace médiatique et politique d’aujourd’hui, on a le sentiment que l’Europe n’est pas une puissance militaire et qu’elle a délégué l’entièreté de sa protection aux États-Unis. Depuis que les USA perdent en fiabilité, ou du moins depuis qu’on ne peut plus se voiler la face quant à cette perte de fiabilité, les investissements militaires seraient indispensables à notre survie.
1. L’Europe est faible. Vraiment ?
Si on se penche sur les analyses de la revue « Global Firepower » qui étudie et classe les pays par puissance militaire, on observe que de nombreux pays européens sont dans le top 20 des armées les plus puissantes au monde. C’est le cas du Royaume-Uni (6ᵉ), de la France (7ᵉ), mais aussi de l’Italie, de l’Allemagne et de l’Espagne, respectivement 10ᵉ, 14ᵉ et 17ᵉ. Si l’on fait la somme des budgets militaires européens, l’Europe serait comptabilisée comme la 1ʳᵉ ou la 2ᵉ puissance mondiale. Dès lors, pourquoi cette frénésie ? De quoi avons-nous peur ?
Plusieurs marqueurs sont importants pour définir si un pays ou un groupe de pays est militairement fort : le nombre d’hommes, le matériel, la capacité de projection, etc.
Dans un premier temps, concentrons-nous sur le nombre de militaires professionnels. On dénombre 1.318.283 soldats dans l’ensemble des armées des États membres. À titre de comparaison, les USA, première puissance militaire mondiale, peuvent en aligner 1 328 000 et la Russie 1 320 000. Si l’on ajoute nos amis anglais et canadiens dans l’équation, nous voyons que les armées européennes sont loin d’être dépeuplées.
À partir de ce constat, toute discussion sur la nécessité d’une réintroduction de la conscription ou d’une grande vague d’engagement à la défense n’est pas pertinente.
En termes de matériel, il est temps de briser un mythe : il n’est pas correct de parler d’armée européenne ou de force européenne. Les États membres, bien que alliés, n’ont pas de politique d’investissement commune ou de planification des dépenses et des forces militaires. Nous avons donc de nombreux « doublons » dans nos forces militaires et autant d’angles morts : la Belgique et les Pays-bas sont notamment tous deux spécialistes mondiaux du déminage marin alors que le renseignement et la cartographie font figure d’angle mort dans notre politique de défense. Lorsque les USA ont arrêté de renseigner l’Ukraine, la France a pris le relais avec une efficacité moindre, ce qui prouve notre faiblesse dans ce domaine.
Notre capacité de projection est assurée par l’OTAN. Il est donc inquiétant d’observer la fascisation de son principal contributeur, les États-Unis. Ce changement de paradigme dépasse le cadre de la présente analyse et nécessiterait d’être traité dans un nouvel article.
Ainsi, la solution n’est pas de rester inactifs face à ce qui est déjà, et sera peut-être, un changement diplomatique majeur, mais bien de se poser la question du comment et du pourquoi réagir.
Pourquoi est-il si facile de trouver 800 milliards dans une Europe plongée dans l’austérité depuis 20 ans ? Pourquoi est-il si facile pour l’Allemagne de débloquer un budget militaire pharaonique, alors qu’elle défend l’austérité budgétaire depuis des décennies, tout en étant l’un des pays les plus inégalitaires d’Europe ? Pourquoi Francken soutient la nécessité d’investir des milliards d’euros dans l’armée alors que 100.000 chômeurs et chômeuses sont poussés dans le même temps vers la précarité afin d’économiser quelques dizaines de millions d’euros sous le sacrosaint prétexte de la rigueur budgétaire ?
Cependant, des mesures nécessaires s’imposent face à la « trahison » américaine : développer notre système de renseignement, relocaliser certaines industries pour se passer des équipements américains, apporter des garanties de sécurité européennes là où les USA font défaut à leur parole, pallier la suppression des programmes humanitaires américains de Trump, éventuellement faire sortir les USA de l’OTAN pour s’émanciper d’un allié encombrant, etc.
La question n’est donc pas de ne rien faire : il faudrait notamment dialoguer avec la France et la Grande-Bretagne et s’assurer que leur parapluie nucléaire puisse être élargi au reste de l’UE dans le cas où les Américains en venaient à nous retirer cette protection. Ces différentes mesures ne nécessitent pas une augmentation aveugle des investissements, mais un examen minutieux de nos forces et de nos faiblesses dans l’optique d’avancer sur le terrain d’une collaboration plus efficace.
En attendant, la menace russe ne justifie pas cette fièvre généralisée de patriotisme puant et non argumenté qui ne servira que l’extrême droite.
L’Europe doit craindre les dictatures puissantes qui l’entourent, mais une guerre avec la Russie sera une guerre mondiale potentiellement nucléaire ou ne sera pas. Poutine patauge en Ukraine depuis 3 ans déjà : s’il avait une puissance militaire suffisante pour faire trembler l’Europe, ce serait déjà fait.
2) L’Europe dépendante. Mais de quoi ?
Un autre élément à mettre en perspective concerne l’aide européenne apportée à l’Ukraine par rapport à l’achat de gaz et de pétrole Russe. La Commission européenne déclare avoir donné 133,4 milliards, et l’Institut Kiel évalue ce montant à 202,6 milliards depuis le début du conflit. Par contre, l’achat de gaz et pétrole russes s’élève à plus de 205 milliards : les 27 restent donc très dépendants de la Russie qui leur fournit 1/5 du mix énergétique.
Par conséquent, la plus grande dépendance de l’Europe envers les dictatures est une dépendance énergétique et non pas militaire : nous avons dans les faits davantage soutenu financièrement la Russie que l’Ukraine depuis le début du conflit et notre gouvernement actuel, qui est également le plus climatosceptique de l’histoire récente de notre pays, n’a pas le moindre début de piste pour avancer sur notre indépendance énergétique. On aura l’air bien beau avec nos chars tout neufs lorsqu’un conflit avec la Russie nous privera du pétrole nous permettant de les démarrer.
Dans un article du Soir assez représentatif du discours ambiant, Véronique Lamquin nous apprend que l’Europe est affaiblie par des décennies de sous-investissements pour sa propre sécurité et que les 450 millions de citoyens et citoyennes de l’Union européenne ne devraient pas dépendre de 340 millions d’Américains pour se défendre contre 140 millions de Russes qui n’arrivent pas à battre 38 millions d’Ukrainiens. Outre le fait que le sous-investissement de l’Europe dans sa sécurité devrait s’appeler « le respect des traités de désarmement signés par les pays de l’Union européenne », c’est déjà grâce à celle-ci que l’Ukraine tient tête à la Russie. Les États-Unis ont apporté deux fois moins d’aide que les 27 États membres.
Le changement géopolitique le plus important des trois derniers mois n’est pas les sorties dramatiquement stupides de Donald Trump, mais la révision de notre politique étrangère de ces 50 dernières années. Alors que les pays européens étaient axés sur la diplomatie et le désarmement mutuel des superpuissances militaires, les quelques menaces de Trump ont suffi pour justifier une logique d’escalade irréfléchie. Depuis ces dernières semaines, une partie du monde politique affirme que nous devons commencer une course de l’armement pour pallier la faiblesse de l’Europe.
En tant que syndicalistes, nous savons que la diplomatie et le dialogue doivent s’inscrire sur la base d’un rapport de force pour être efficaces. Les relations entre États ne font pas exception. La solution diplomatique est évidemment celle qui doit être notre boussole. Mais pour espérer une telle résolution du conflit, il faut se donner les moyens d’y parvenir. Le rapport de force ne doit pas forcément reposer sur la puissance militaire, il peut être économique ou même diplomatique. Cependant, nos moyens de pression économique sont inefficaces tant que nous resterons énergétiquement dépendants de la Russie. Nous n’avons pas de moyens de pression diplomatique sur Poutine, car toutes nos instances internationales se sont construites sans, ou en opposition avec la Russie. La réflexion doit donc donc dépasser un « simple » investissement dans la diplomatie, car nous entretenons déjà des relations diplomatiques avec la Russie depuis le début de la guerre, avec les résultats qu’on connaît.
Si l’Europe veut être à la hauteur de ses ambitions, il faut dans un premier temps dénoncer tous les conflits avec la même force. Le silence assourdissant de l’Europe sur le génocide à Gaza la décrédibilise sur la scène internationale et démontre son hypocrisie.
Dans un deuxième temps, il faudra renforcer l’indépendance énergétique et économique de l’Union européenne. Ce qui passera nécessairement par une baisse de notre consommation et une transformation de nos moyens de production. Faire pression économiquement et développer un rapport de force en notre faveur est à la fois nécessaire et urgent pour une résolution diplomatique du conflit.
Une meilleure planification de nos investissements militaires avec nos alliés proches est indispensable. Si la somme des budgets militaires des pays de l’Union européenne est trois fois supérieure à celle du budget militaire russe, il n’est pas nécessaire d’augmenter les dépenses actuelles. Soit les chefs d’État nous mentent sur les risques réels en termes de sécurité, soit l’argent est jeté par les fenêtres ; probablement un peu des deux.
Il est urgent d’ouvrir le débat sur ces questions, car nous ne renoncerons pas à notre soutien au peuple ukrainien. Cependant, nous devons refuser toute action menée dans la précipitation, sans recul ni concertation sociale.