La Grève du siècle a soixante ans

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La fin de l’année 60 est proche et avec elle, celle de la décennie qui a connu une certaine prospérité après la fin de la guerre. Mais l’industrie est vieillie. Les industriels et leurs serviteurs ministériels de droite se sont reposés sur l’industrie traditionnelle et sur l’extraction du charbon. Or, une crise profonde frappe les mines qui, en Wallonie, ferment les unes après les autres. D’autres fermetures surviennent dans l’industrie. La Wallonie s’appauvrit.

Juin 60, le Congo a conquis son indépendance. La crise congolaise a provoqué un léger fléchissement des dividendes provenant de l’ancienne colonie. Mais qu’à cela ne tienne, la grande bourgeoisie s’est rapidement débarrassée physiquement de ce « diable de Lumumba »[1] et conservera durablement le contrôle de cette précieuse source de richesses. Il n’en reste pas moins que cette crise constitue un (mauvais) prétexte pour justifier des restrictions dans le domaine social et les services publics.

Une loi importante se prépare.

C’est la Loi unique, une loi-cadre qui englobe plusieurs secteurs de la société et de l’économie. D’ordinaire, elle ferait l’objet de lois spécifiques. Ici, le gouvernement veut frapper fort et réaliser des réformes rigoureuses. En fait, cette loi est comme le point de départ d’une constante des futures politiques libérales dans le cadre de rapports de forces entre la droite dure qui prône moins d’Etat, moins d’impôt et les organisations ouvrières. Toutefois, déjà à l’époque, les compromis avec les formations réformistes – dans ce cas-ci la démocratie chrétienne, favorisent clairement le capital, ce qu’une bonne partie de la population comprend. Surtout les travailleur·euse·s.

La Loi veut poursuivre les mesures relatives à l’expansion économique par des aides de l’Etat afin de stimuler les investissements privés. Des réformes de l’Office National du Placement et du Chômage (ancêtre de l’ONEm), comme pour la prévoyance sociale sont envisagées. De nouvelles compétences sont cédées aux pouvoirs régionaux et locaux. Des réformes administratives concernent les services publics où il est (déjà) question de reculer l’âge de la pension. En matière de fiscalité, des mesures d’encouragement aux entreprises privées sont prévues de même que la réorganisation de certains organismes d’Etat et des modifications relatives au monde du travail. Celles-ci sont avancées sans consultation des organisations syndicales.

La Loi prévoit aussi des atteintes au système de pension dans les services publics. Cela avive le mécontentement dans certains secteurs, au chemin de fer, dans les communes et les provinces… Elle va aussi toucher au pouvoir d’achat, à la sécurité sociale… Cela grogne dans les chaumières. Dans les entreprises aussi.

Du côté politique, la droite est évidemment opposée à la grève. S’il y a un consensus au PSB pour s’opposer à la loi, il est divisé quant au soutien à une grève, les communistes soutiennent l’idée d’une journée d’action préalable à une grève générale pendant les débats parlementaires sur la loi.

Pour leur part, les directions syndicales rechignent à lancer un mot d’ordre de grève. Du côté de la CSC et du Mouvement Ouvrier Chrétien, les critiques de la loi sont mitigées, on ne désespère pas de l’améliorer par la négociation. A la FGTB, l’appel à la grève générale lancé par André Renard est battu par une motion plus molle soutenue par la centrale du bâtiment. Le vote marque une nette différence entre la Wallonie et la Flandre. Sans l’abstention de Bruxelles, le mot d’ordre de grève l’aurait emporté.

Par contre dans les entreprises et les services publics, la coupe est pleine. On débraie ! Tel est le mot d’ordre.

On débraie !

C’est la CGSP surtout qui s’oppose radicalement à la Loi et mène campagne pour mobiliser les agent·e·s. Les prises de positions dans la plupart des centrales de la FGTB se radicalisent à l’instar de la centrale des services publics. Des manifestations expriment l’opposition radicale des travailleur·euse·s. Le 21 novembre, 50.000 travailleur·euse·s débraient à Liège. À partir de là, les arrêts de travail vont se répandre comme une traînée de poudre, à Charleroi aux ACEC, à Verviers, dans la sidérurgie liégeoise, à Boël, dans les administrations communales comme à La Louvière où le comité de grève va organiser l’administration. Les cheminot·e·s se lancent dans la bagarre.

Les directions des centrales sont débordées. La pression de la base les dépasse. La grève se généralise en Wallonie. Elle touche aussi des centres industriels flamands à Gand, mais aussi des services publics comme à la ville d’Anvers. Le port de Bruxelles est à l’arrêt.  La démonstration est impressionnante. Le 22 décembre, les instances de la FGTB délèguent aux régionales la direction de la grève. Le mot d’ordre de grève générale s’élargit.

Du côté chrétien, on reste hostile à la grève « manipulée par les communistes ». Le gouvernement menace de suspendre la discussion sur la loi. Il s’agit évidemment d’une manœuvre pour désamorcer le mouvement de grève. L’effet est contraire ; la grève se durcit. Les pressions vont s’amplifier : le gouvernement négocie avec la CSC, le cardinal Van Roey, appelé « le Coucou de Mâlines » par les grévistes stigmatise la grève et appelle les travailleur·e·s chrétien·ne·s à ne pas la soutenir.

À la veille de Noël, le gouvernement fait appel à la gendarmerie et à l’armée pour surveiller les ponts et les passages à niveau. Des renforts sont envoyés dans les centres névralgiques à Liège, dans le Hainaut et le Brabant Wallon.

Des ACEC de Charleroi, un appel à une marche sur Bruxelles est lancé. Le mouvement s’étend en Flandre. Des sabotages sont commis. Il y a des arrestations.

Et la grève continue, plus dure. Des manifestations sont violemment réprimées. Il y a des blessés à Gand. A La Louvière, 20.000 manifestant·e·s réclament la démission du 1er Ministre Gaston Eyskens. Quelques jours plus tard, ils et elles seront 40.000 avec André Renard. Celui-ci menace d’appeler à l’abandon de l’outil (ce qui peut entraîner des conséquences graves dans certaines usines, en sidérurgie notamment). Une manifestation est violemment réprimée à Bruxelles. Il y a un mort et un blessé grave.

André Renard parle de plus en plus de la nécessité de réformes de structure, de fédéralisme. Les communistes estiment qu’il s’agit d’une diversion car l’objectif doit rester le rejet de la loi unique. C’est à cette époque que se crée le journal Combat. Petit à petit la grève faiblit. Les cheminot·e·s reprennent le travail. Seuls les grands centres industriels poursuivent le mouvement jusqu’au 21 janvier. On rentre en chantant l’Internationale, la colère toujours présente.

Quelques mois plus tard, le gouvernement démissionne. Un gouvernement PSC-PSB est formé. Le leader socialiste est à ce moment Paul-Henri Spaak qui démissionne du secrétariat général de l’OTAN pour devenir ministre des Affaires étrangères. La Loi unique ne passera pas telle qu’elle, elle sera saucissonnée. Avec l’aval du PSB.

Epilogue

Si l’extraordinaire combat des travailleur·e·s n’a pas abouti à ses objectifs immédiats, l’idée du fédéralisme avec des réformes de structures fait son chemin. Le Mouvement Populaire Wallon (MPW) et créé en avril 1961. Sous la pression de l’appareil du PSB qui les menace d’exclusion, certains leaders socialistes acquis au fédéralisme vont abandonner le MPW. Mais l’idée fédéraliste, une idée de gauche portée par le mouvement ouvrier, est lancée.

Suivront de multiples remous institutionnels pour aboutir à la régionalisation de la Belgique telle que nous la connaissons. Les atermoiements des conservateurs, y compris socialistes n’ont pas permis une simplification des structures étatiques (l’actualité en démontre hélas les conséquences avec la crise sanitaire). L’abandon de la gestion de l’économie par le politique a empêché que s’opère une modernisation de l’industrie, sous contrôle ouvrier, en Wallonie. Reste la sécurité sociale. Le Fédéralisme, même imparfait, a été le meilleur moyen jusqu’ici pour maintenir l’Etat Belgique, la sécurité sociale en est le ciment fondamental. Il faut se battre pour qu’elle reste fédérale. Et surtout ne pas oublier ce que disait Bertold Brecht : Celui qui se bat peut perdre, celui qui ne se bat pas a déjà perdu.

Pierre Braet, militant associatif


[1] Comme n’hésitait pas à l’appeler péjorativement la presse belge à l’époque.

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