Par Juliette Léonard, militante aux Jeunes FGTB
Sight and Sound, la revue du British Film Institute, publie tous les dix ans depuis 1952 la liste des 100 meilleurs films de tous les temps. Le panel de critiques était majoritairement anglo-saxon mais s’est ouvert au fil du temps aux européen·nes, asiatiques et latino-américain·es. En 2002, 145 critiques avaient répondu. En 2012, 846. Enfin, en 2022, le nombre de participant·es au vote atteint le chiffre de 1 639. Chantal Akerman devient la première réalisatrice à remporter le scrutin avec Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles.
Si le fait de voir Vertigo d’Alfred Hitchcock détrôner en 2012 le Citizen Kane d’Orson Welles (1er depuis 1962) n’a pas provoqué les hauts cris, le choix de Jeanne Dielman (38ème dans la liste de 2012)a ouvert dans l’esprit de certain·es la boîte de Pandore et libéré les accusations de « bien-pensance » et autres délires « wokistes » : « Depuis le 1er décembre, le monde ne tourne plus tout à fait sur son axe : la palme, parfaitement officieuse, de meilleur film de tous les temps est devenue belge[1]. » Mouais… ce qui leur est scandaleux après avoir lu la tirade, est surtout que la palme soit devenue féminine !
Le cinéaste canadien Guy Fournier (peu connu chez nous mais célèbre outre Atlantique) déclare, le 13 décembre 2022, que « le wokisme est bien vivant et se répand dans le monde du cinéma comme la petite vérole au temps des colonies (…) Les femmes, les Noirs et les communautés ‘racisées’ sont les grands gagnants de la nouvelle liste. Pour la première fois, une femme, Chantal Akerman, domine le palmarès (…) Par les temps de féminisme exacerbé que l’on traverse, ne soyons pas surpris de voir ce film présenté comme un chef-d’œuvre (…) Les critères du nouveau clergé de l’écran diffèrent, mais sa façon de juger le cinéma, le théâtre et la télévision ressemble de plus en plus à celle des dictateurs russe, chinois et nord-coréen ![2] » Outre le fait que l’on peut se demander si Fournier a un jour vu ou tout au moins compris le film qu’il descend de long en large dans sa chronique à la rhétorique « Zemmourienne », nous constatons surtout qu’il regrette le bon vieux temps d’un Sight and Sound représentatif dans son jury d’un cinéma occidental, blanc et masculin. En élargissant son panel, la célèbre revue a de fait rendu plus universel le résultat du scrutin (et donc à l’opposé de ce qui se pratique dans une dictature) toutefois toujours dominé par les USA (15 films dans la liste dont 5 dans les 10 premiers) et excluant encore l’Australie, l’Amérique latine ainsi que la totalité du continent Africain. 11 réalisatrices figurant dans le top 100, le « féminisme exacerbé » dénoncé par Fournier n’existe dans les faits, tout comme le « wokisme », que dans son imaginaire étriqué.
Plus mesurée (mais tout aussi réactionnaire) fut la réaction de Paul Schrader, artiste reconnu mondialement[3], qui déclare en décembre 2022 : « Le film d’Akerman est l’un de mes préférés, un grand film, un repère, mais son numéro un inattendu ne lui rend pas service(…) On se souviendra désormais de Jeanne Dielman non seulement comme d’un film important dans l’histoire du cinéma, mais aussi comme d’un jalon de la revalorisation de l’étrangeté[4]. » Le métrage de Chantal Akerman perdrait ainsi sa qualité de film essentiel pour ne devenir que le résultat d’un « réalignement politiquement correct[5]. » Schrader participe, sous couvert de bienveillance, à la pérennisation de l’idée selon laquelle si une femme est bien évidemment capable de produire des chefs d’œuvre, elle ne devrait pas viser le sommet car on ne retiendrait alors l’œuvre non plus pour elle-même, mais pour le fait qu’elle fut réalisée par une femme. En clair : mieux vaut pour une femme de rester dans une faible lueur, mais pas en pleine lumière… Récurrent dans le milieu cinématographique et Schrader en est une illustration : s’il est de notoriété publique qu’il est le scénariste attitré de Martin Scorsese, peu de gens connaissent la monteuse attitrée de ce dernier, Thelma Schoonmaker[6], pourtant trois fois oscarisée (et quatre fois nominée) et considérée comme une référence dans le domaine.
Ces deux réactions tendent à confirmer combien circule toujours dans certains esprits que si une femme détrône un homme (ici deux, et pas des moindres dans le milieu du cinéma), cela ne peut être que par un effet de diktat politique qui voudrait mettre en lumière l’une ou l’autre minorité. Minorité, dans le cas présent, représentant 49,6% de la population mondiale[7] soit dit en passant. Le remake féminin de Ghostbusters de 2016 faisait scandale avant même sa sortie. Les sacres internationaux d’artistes tels que Bong Joon Ho (Parasite, 2019), Jordan Peele (Get out, 2017) ou encore O Yeong-su (pour son rôle dans Squid game) ont déclenché l’ire des conservateur·rices qui y ont vu une obligation de quota, alors qu’un simple regard sur la filmographie de ces artistes tend à démontrer que leur talent est difficilement contestable. Et ne parlons même pas de la volonté de donner le rôle de 007 à une femme ou de proposer une Petite Sirène incarnée par Halle Bailey en 2023 : ces projets sont descendus avant même de voir le jour… mettant en avant qu’en lieu et place de « clergé woke[8] », il convient plutôt de s’inquiéter d’un tribunal orchestré par la classe dirigeante pour lequel la qualité de l’œuvre importe peu ; le simple fait de repérer une minorité quelconque dans la production suffit à boycotter et à disqualifier le projet artistique.
Jeanne Dielman, sorti en 1975, constitue pourtant une date dans l’histoire du cinéma et ce que l’on aime ou non le métrage. Ce dernier dure 201 minutes, suit trois jours durant les moindres gestes de Jeanne, jeune veuve élevant seule son fils de 16 ans, Sylvain, et obligée de se prostituer pour subvenir à leurs besoins. Le film est constitué de plans fixes sur les pièces du petit appartement, d’un bureau de poste, d’un café, … et de quelques lieux en extérieur. La caméra ne suit pas Jeanne, au contraire de ce qui se fait habituellement ; Jeanne entre et sort du cadre selon une routine de faits et gestes qui suivent un timing prédéfini et inlassablement répété au quotidien. Aucun artifice musical pour appuyer les scènes, seul le bruit des pas et des gestes quotidiens de Jeanne (mis en valeur par le bruiteur Jacky Dufour) rythment le récit qui se veut hyperréaliste : « La radicalité stylistique de Chantal Akerman dans Jeanne Dielman consiste à présenter un acte jugé anodin en objet d’attention : les cadres fixes emboîtent les gestes et les agrègent à l’espace domestique ; la durée du plan correspond à la nécessité physique de la réalisation de l’action ‘faire la vaisselle’[9]. » Aucune ellipse : tous les actes domestiques sont présentés dans leur intégralité : mettre la table, plier le linge, peler des patates, … Akerman rend dans son intégralité la réalité d’une femme condamnée au travail reproductif. À l’exception du troisième jour, seule la chambre est interdite d’entrée pour le spectateur le temps de l’acte de prostitution, imbriqué au récit comme équivalent à tout autre acte domestique. La répétition infinie présentée par Akerman appuie le moment clé du basculement de Jeanne durant le 3ème jour (SPOILER ALERT) : une petite chose, anodine pour quiconque (avoir laissé brûler les pommes de terre), bouleverse le minutage de la journée qui amènera Jeanne à commettre l’irréparable, acte qui paradoxalement semble la soulager en la libérant de l’équilibre artificiel de son quotidien. Ce crime, qui passerait dans la rubrique faits divers dans un récit normal, devrait relancer l’intrigue… exact contraire chez Akerman qui, en concluant son récit sur cet acte, le place comme « la résultante d’une exténuation qui se déploie dans le récit du réel[10]. » (FIN DU SPOIL)
Au grand dam de certain·es, les thématiques du film sont en effet l’aliénation de la femme par le quotidien, son ennui (la lecture par Sylvain du poème L’Ennemi de Baudelaire n’est pas innocente) et son occupation constante par les tâches ménagères pour échapper à la conscientisation de sa non existence et donc de la mort. Cette dernière thématique, ainsi que la figure de la mère, traverse l’ensemble de l’œuvre de Chantal Akerman qui se suicidera à 65 ans, quelques temps après le décès de sa mère. L’aliénation de Jeanne reflète la lucidité d’Akerman qui, depuis son plus jeune âge, est consciente de l’aliénation organisée des femmes dans notre société.
Au contraire de ce qu’affirment certain·es, ce n’est certainement pas l’unique thématique à portée féministe qui fait de Jeanne Dielman une œuvre magistrale. Akerman maîtrise le langage du cinéma à la perfection. Les quelques lignes de dialogues anticipent des discussions très actuelles : ainsi lorsque, lors de la traditionnelle petite discussion du soir, le fils Sylvain (qui ignore tout des activités de prostitution de sa mère) déclare que s’il était « une femme », il « ne pourrait vraiment pas faire l’amour avec quelqu’un qu’il n’aime pas complètement », Jeanne clôt la discussion par la simple phrase « mais tu ne peux pas le savoir. Tu n’es pas une femme. » Chantal Akerman défend, dès 1975, la conviction qu’un homme ne peut comprendre ce que vit une femme ; il ne peut être féministe, mais au mieux allié du féminisme. Le moindre plan, le moindre bruit et la moindre ligne de texte témoignent d’une indiscutable maîtrise du langage cinématographique et d’une maturité pour le moins étonnante (rappelons qu’Akerman vient d’avoir 25 ans lors de la sortie du film). Comme tout grand film, Jeanne Dielman est ancré dans son époque. Les lettres de la tante Fernande venant du Canada (les années 70 sont un vivier de réflexions féministes outre Atlantique) constituent pour Jeanne une échappatoire qui l’effraie car l’emmènerait vers l’inconnu. L’omniprésence de la cuisine se justifie cinématographiquement comme politiquement : « Tout le monde a déjà vu une femme dans une cuisine, à force de la voir, on l’oublie, on oublie de la regarder. Quand on montre quelque chose que tout le monde a déjà vu, c’est peut-être à ce moment-là qu’on voit pour la première fois[11]. » Bref, Akerman sait parler « cinéma ». Elle influencera d’ailleurs nombre de réalisateur·rices : Gus Van Sant, Michael Hanneke, Todd Haynes ou encore Luc et Jean-Pierre Dardenne ont témoigné combien l’œuvre d’Akerman fut une pierre angulaire de leur propre travail.
La fiche artistique témoigne également de la volonté d’Akerman de ne pas s’entourer de n’importe qui. Delphine Seyrig, l’interprète de Jeanne, est non seulement une actrice confirmée (elle a alors déjà joué pour Marguerite Duras, Alain Resnais, François Truffaut ou encore Luis Buñuel) mais aussi une figure du féminisme en France dès le début des années 70. Henri Storck[12], le premier client, est le réalisateur engagé de Misère au Borinage. Jacques Doniol-Valcroze, le second client, est signataire en 1960 du Manifeste des 161 qui affirme le « droit à l’insoumission » dans le contexte de la guerre d’Algérie. Yves Bical, le troisième client, fut un pionnier défenseur de l’éducation populaire. La caméra est dirigée par Babette Mangolte, militante féministe et amie d’Akerman.
Il est vrai que le film est exigeant ; il demande à son public de ne pas rater un geste du personnage central. Mais au regard de ce qui a été dit plus haut (et je pourrais m’étaler bien plus longuement), ne voir en la consécration de Jeanne Dielman qu’un simple effet de mode est d’une malhonnêteté intellectuelle pour le moins violente. Le film peut diviser, comme toute œuvre artistique ; 2001 l’Odyssée de l’espace (6ème dans la liste et présent depuis 1972) divise pas mal le public depuis sa sortie, ce qui n’empêche pas ses détracteurices d’affirmer que Kubrick a marqué de sa patte l’histoire de la science-fiction au cinéma.
Concluons sur le fait que sélectionner le « meilleur film de tous les temps » est en définitive un exercice assez vain, tant l’expérience artistique en générale et cinématographique en particulier est subjective d’un·e individu à l’autre. D’autres sondages ont classé tour à tour Le Parrain, Les Evadés ou encore L’Empire contre-attaque comme meilleur film ; nous ne sommes pas dans le cas objectif d’un· coureur·euses de 100 mètres qui franchi la ligne d’arrivée en premier·ère. Notre société a décidé qu’il fallait qualifier le cinéma ; notons alors le fait que les votant·es de Sight and Sound ont, avec des critères bien établis entre elleux, placé Jeanne Dielman 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles comme numéro un de leur liste et ce pour 10 ans. Au regard de l’importance de l’œuvre, tant sur le plan thématique que cinématographique, on ne peut que s’en féliciter. Enfin consacrer chez nous les cinémas féminin et/ou non occidentaux en raison de leurs qualités intrinsèques est illustratif de ce que l’art doit être : universel. Signalons d’ailleurs que si les réactions offusquées ont été assez médiatisées et commentées sur les réseaux sociaux, la majorité du monde du 7ème Art a approuvé ce choix. Réjouissons-nous que l’expression artistique renvoie dans les crocs de ses défenseur·euses les conséquences des idéologies malsaines du patriarcat.
[1] https://lincorrect.org/cinema-sight-and-sound-2022-un-top-qui-na-pas-la-patate-lincorrect/
[2] https://www.journaldemontreal.com/2022/12/13/les-meilleurs-films-selon-le-clerge-woke
[3] Notamment scénariste de Taxi Driver, Raging Bull, La dernière tentation du Christ ou City Hall. Sans compter sa carrière de réalisateur riches de plus de 20 films.
[4] https://www.20minutos.es/cinemania/noticias/un-reajuste-politicamente-correcto-paul-schrader-en-contra-del-liderazgo-de-jeanne-dielman-en-la-lista-de-sight-sound-5082049/
[5] Idem
[6] Egalement « Lion d’or d’honneur » pour l’ensemble de sa carrière lors de la Mostra de Venise de 2014.
[7] https://information.tv5monde.com/terriennes/8-milliards-d-etres-humains-mais-combien-de-femmes-2547
[8] https://www.journaldemontreal.com/2022/12/13/les-meilleurs-films-selon-le-clerge-woke
[9] Corinne Maury, Jeanne Dielman 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, Yellow Now, Côté films #41, page 40
[10] Idem, page 86
[11] Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, Cahiers du Cinéma Livres, page 39
[12] Les accusations de collaboration de Storck durant la 2ème Guerre mondiale ne deviendront publiques et médiatisées qu’en 1999. Elles portent encore aujourd’hui à réflexion.