« Too old, too few » : la lutte des pompier·ères pour leurs retraites et contre les sous-effectifs

Temps de lecture : 7 minutes
Par Raphaël D’Elia, chargé de communication aux Jeunes FGTB
« Du jamais vu en 50 ans », c’est ainsi que titrait La Libre au sujet du mouvement de contestation des pompier·ères bruxellois·es[1] d’avril et de mai derniers. Cette lutte était exemplaire par son intensité et sa force mobilisatrice. En effet, la grève était massivement suivie, comme lors de la manifestation nationale du 7 mars avec 10% des effectifs présents dans les rues de Bruxelles. Cette mobilisation est remarquable pour un service d’urgence. Nous avons voulu revenir sur ce mouvement, ses revendications et ses stratégies en interrogeant Pablo Nyns, délégué syndical chez les pompiers de Bruxelles (CGSP SIAMU).

Les raisons de la colère

Selon Pablo, la colère résulte d’une situation qui se détériore d’année en année. « Depuis plus ou moins trois ans, on commence à être dans un manque d’effectifs systémique. Bruxelles est divisée en une grosse caserne centrale et des casernes périphériques et ces dernières tournent  avec des équipes plus restreintes, le manque de personnel s’est fait très fort ressentir dans ces équipes périphériques. » Il en résulte que les pompier·ères des petites casernes ont de plus en plus de mal à prendre des congés, sont rapidement en sous-effectif dès qu’une ou deux personne est malade ou en formation.

Cela engendre des soucis en cascade dans les casernes : « C’est un métier très dur physiquement et mentalement, on a donc besoin de repos régulier mais c’est de plus en plus difficile de prendre congé. Ça amène un cycle infernal parce que les collègues sont fatigué·es, se blessent plus facilement, tombent malades plus vite… Donc encore du personnel en moins ! J’ai eu le problème personnellement : pendant 3-4 mois je n’ai pas pu prendre un seul congé, ce qui fait qu’à un moment j’étais K.O. Je suis tombé malade en plein été ! On voit aussi régulièrement des collègues malades ou blessé·es qui se présentent quand même à la garde pour ne pas mettre une pression sur les présent·es. En tant que délégué syndical, je dois gueuler sur mes collègues pour qu’iels restent à la maison. »

Le problème du sous-effectif s’illustre parfois de manière très concrète et impacte la sécurité des travailleur·euses et des citoyen·nes : « Une ambulance[2] est partie pour s’occuper d’une urgence à Schaerbeek mais elle devait stationner sur un grand boulevard très passant. Dans ces cas-là, un véhicule de signalisation doit être présent pour sécuriser les lieux. Par manque de personnel, ce véhicule est parti d’une autre caserne et a mis énormément de temps à arriver : l’ambulance a fini par être emboutie par une voiture… Et on a eu comme ça deux collègues en accident de travail. »

Parallèlement au sous-effectif, la question des pensions a attisé la colère des pompier·ères. Pour comprendre, nous revenons à la contre-réforme des pensions de 2014 sous le Gouvernement Michel. Pour rappel, celle-ci a fait passer l’âge légal de la retraite de 65 à 67 ans. Le Ministre des pensions prévoyait des aménagements pour les métiers pénibles, dont les pompier·ères. Cependant, le gouvernement est tombé[3]. Le texte n’a donc jamais été voté et le gouvernement actuel ne l’a pas inclus dans ses projets ; les pompier·ères se retrouvent donc sous le même régime que tout le reste de la population. Or, l’espérance de vie dans ce corps de métier est en moyenne inférieur de 7 ans par rapport aux autres. En conséquence, la revendication qui est avancée est de pouvoir partir à la retraite à 60 ans. Ce ne sont évidemment pas les seul·es dans ce cas: « On est bien conscients qu’en fait c’est le cas pour énormément de métiers., notamment les éboueurs, c’est encore pire que nous. Tout le monde est conscient que si on obtient un but dans cette revendication-là, ça pourrait ouvrir une boîte de Pandore, faire un appel d’air pour les autres métiers qui vont se dire ‘pourquoi pas nous ?’ ».

Comment se faire entendre en tant que service d’urgence ?

La grève dans un service d’urgence comme celui-ci est un fait extrêmement rare étant donné que l’impact sur les citoyen·nes mais également les collègues non-grévistes est énorme. Malgré tout, les décideur·euses n’avançaient pas sur la question des pensions et les budgets pour les services d’urgence qui restaient toujours insuffisants : « On allait régulièrement auprès de notre direction répéter qu’on a besoin de plus de personnel, que ce n’est pas possible de faire autrement. La problématique c’est que notre direction propose un plan du personnel qui est basé sur les budgets et pas sur les besoins, même des besoins minimaux tirés de leur chapeau. » Pablo nous explique que ce n’était donc pas un « mouvement sauvage » : c’est face à l’inaction de la direction qu’iels ont décidé de convoquer des Assemblées Générales du personnel pour déterminer un plan d’action. Pour l’occasion, nos camarades ont apporté quelques changements méthodologiques dans le but de massifier le plus possible le mouvement. Dorénavant, les assemblées regroupaient les affilié·es et les non-affilié·es, le vote est devenu la norme pour le processus de prise de décision. Ce fut une des clés de la réussite de ce mouvement, de même que les canaux de communication Whatsapp/Facebook que la délégation a veillé à développer au fil des années.

Une autre problématique à laquelle iels étaient confronté·es est la réquisition : un·e officier·ère a en effet le droit d’obliger un·e pompier·ère à venir travailler même s’iel s’est déclaré en grève. Il s’agit d’un frein important pour l’exercice du droit de grève et il leur a donc fallu trouver un moyen de le contourner. La première action a eu lieu le 27 janvier 2023 où la compagnie de ce jour-là a décidé de faire grève mais avec la particularité de s’appeler « grève avec réquisition ». Cela signifie que la compagnie avertit la direction qu’elle se trouve à un certain endroit, à Arts-Loi ce jour-là, et qu’elle était disposée à être réquisitionnée par un·e officier·ère qui devait venir l’annoncer en personne. L’idée derrière ce mode d’action est surtout d’attirer l’attention médiatique en se rassemblant à un endroit stratégique. Cette action était suivie d’une manifestation dans les rues de Bruxelles.

 « D’autres manifestations ont suivi en mars dans le cadre de la semaine de mobilisation des services publics menée par la CGSP. On s’est retrouvé avec le 7 mars comme nouvelle date de manifestation spécifique pour les pompier·ères, mais c’était une semaine de grève. Du coup, on a senti qu’il y avait une atmosphère très combative chez nous, dès la semaine précédente. En fait, les gars ne voulaient pas refaire juste un jour de grève mais ils voulaient faire une semaine entière et très dure, sans se faire réquisitionner. La plupart des collègues ont donc commencé à remettre des certificats de maladie : les casernes ont été sévèrement impactées. Les grèves étaient suivies de 30% à 60%. »

Selon Pablo, la tension parmi le personnel était à son comble et même après ces deux semaines ; la base était prête à continuer en reprenant le mode des grèves avec réquisition. Il faut savoir que la CGSP ne couvrait pas au-delà de la semaine d’action, les pertes salariales des travailleur·euses furent importantes. « Pour être honnête, on a été débordé par notre base qui était très chaude, ce qui a amené quelques tensions avec la direction syndicale qui ne voulait pas accorder de préavis de grève sans une Assemblée générale formelle, chose que l’on a organisé au final. Elle était aussi frileuse de soutenir un mouvement qui ne couvrait pas tout le pays. Comme je l’ai dit, c’était une grève très bruxelloise et ça, c’était une limite à la grève. »

La mobilisation n’a malheureusement pas encore payé et le ministère n’amène rien de concret sur la table. La stratégie qui semble se dessiner est de porter le débat aux prochaines élections de 2024 dans le but que le prochain gouvernement s’en saisisse. Nos camarades prévoient un second round de mobilisations, cette fois-ci national.

Pompier·ères de tous les pays, unissez-vous !

Pablo nous témoigne que la mobilisation historique qui a actuellement lieu en France a également été une grande source d’inspiration . Galvanisé·es par les images des manifestations françaises, nombre de ses collègues se sont dits qu’iels auraient dû rejoindre le mouvement en 2014 pour contrer la réforme des pensions en Belgique.

Nous avons notamment pu voir ces images de solidarité où une délégation de pompier·ères belges s’est jointe aux pompiers·ères français·es au pied de l’Arc de Triomphe [4]. Pour Pablo, l’enjeu du mouvement des retraites en France est énorme car ça va donner un message au reste de l’Europe. D’un côté, si la mobilisation réussit, les belges pourront dire « les Français l’ont fait, nous aussi on peut le faire » et d’un autre côté, si ces mobilisations n’aboutissent à rien, le défaitisme peut gagner les rangs.

Bilan et perspective du mouvement des retraites en France

Selon notre camarade pompier, la CGT aurait intérêt à durcir la lutte quitte à casser le front commun : « Il y a un truc paradoxal que j’ai découvert avec les pompier·ères : parfois, les moyens de lutte les plus radicaux permettent aux collègues les moins radicaux de se mettre en lutte. C’est une dialectique un peu bizarre. Dans le sens où logiquement on pourrait se dire que les collègues moins radicaux·ales vont se mettre en lutte si on leur propose des modes d’action peu radicaux. En fait, c’est souvent faux car personne ne verra d’intérêt à se mobiliser de manière molle et être certain de ne rien gagner. Par contre, une fois que tu leur proposes un plan assez ambitieux et radical en terme de stratégie, là il y a des chances qu’iels se bougent parce qu’ils voient que ça peut mener à la victoire. Et ça force aussi les collègues à se positionner.

Après, évidemment ça a des limites, je ne suis pas en train de dire qu’il faut tout brûler mais il y a quelque chose de cette dynamique qui est à prendre en compte dans le mouvement social. »

Crédit photo : collectif Krasnyi


[1] Pour information, les femmes représentent moins d’1% des effectifs mais elles existent tout de même : https://www.rtbf.be/article/les-pompieres-de-bruxelles-sous-le-feu-des-discriminations-et-insultes-sexistes-10712591

[2] À Bruxelles, les pompier·ères s’occupent également des ambulances.

[3] suite à la crise liée à « l’accord Marrakech » dénoncé par la N-VA

[4] https://www.youtube.com/watch?v=CmEUGV_S50Q

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