Entretien avec la Compagnie Maritime – théâtre action

Temps de lecture : 13 minutes
Propos recueillis par Sylvain Michiels – animateur Jeunes FGTB

Retrouvez l’actualité de la Compagnie Maritime sur leur site internet

Rencontre avec la Compagnie Maritime, compagnie de Théâtre Action de la région du Centre. Nous sommes partenaire pour le spectacle « Et voilà le travail ! ». Nous leur avons demandé comment ils ont fait face à la situation et, en croisant leurs points de vue, comment ils envisagent « demain » ? Nous échangeons avec les trois comédiens de la pièce : Dany, membre fondateur, Chloé qui assure la transmission et François qui travaille ponctuellement avec la compagnie.

Comment la compagnie Maritime, votre bateau, a-t-il surmonté ces différentes vagues ?

Dany : Nos spectacles « Liker », « Et voilà le travail ! » et nos différents ateliers furent reportés. C’était la « cata » mais on espérait que ça redémarrait vite. On a eu la chance que des demandes d’interventions pour des projets déjà engagés soient maintenus pour des formations, par exemple avec l’ONE sur les violences intrafamiliales ou pour le secteur des Titres-Services. Ces deux projets importants ont continué avec des formes adaptées : captations, films diffusés en milieu professionnel, formations ciblées, etc. Ces activités nous ont apporté des rentrées financières indispensables et nous ont permis de ne pas avoir recours au chômage temporaire ! On a aussi demandé et obtenu deux aides « fonds d’urgence Covid19 » et rentré un dossier auprès du Fonds structurel des arts de la scène.  Nous avons travaillé, mais pas comme d’habitude. Nous aurons un déficit probablement. Notre contrat programme impose d’avoir 34% de recettes propres… le gros du problème est que nous allons nous retrouver, tout le secteur, dans une sorte d’« engorgement » : moins de salles, un nombre de spectateurs limité pour beaucoup de spectacles. La Force que nous avons au niveau du Théâtre Action est d’avoir des réseaux différents et pas habituels : pour un syndicat, une école, des associations etc. « On joue partout même dans les théâtres… » !

Quelle est votre actualité ?

D : La création du spectacle « Dehors », la suite de l’atelier sur le « Burn out » à Namur, et avec les bénéficiaires du CPAS de Binche, la suite des formations autour des Titres Services. Et bien sûr la diffusion de « Et voilà le travail » et de « Liker ».   

Chloé : Certains projets sont prêts, ils ont été tournés il y a quelques mois, l’actualité est qu’ils doivent être diffusés.

D : Ce qui va surtout nous occuper est l’organisation de la diffusion de nos différents projets, vu que les organisateurs, les salles et centre culturels sont assez frileux. Nous avons envoyé un courrier « à l’ancienne » pour reprendre contact avec nos éventuels partenaires et on espère avoir des retours. Donc l’actualité c’est surtout préparer « demain » ! Vu la situation exceptionnelle que, dans le secteur non plus, nous n’avions jamais vécu. Une actualité assez particulière est que Maritime, par le travail théâtral réalisé avec les ouvrières et les ouvriers de Royal Boch, entre au Musée Keramis à partir du 24/25 juin, pour célébrer les dix ans de la dernière faillite. Un espace du musée sera consacré à la création et aux représentations de « Royal Boch la dernière défaïence » joué de 2012 à 2016, en Belgique et en France, comme témoignage de ce qui s’est fait après la fermeture de l’usine. C’est sans doute une des première fois qu’une compagnie de Théâtre Action « entre au musée » avec ses décors, ses photos, ses costumes, etc. Des rencontres thématiques seront articulées entre la culture et le monde du travail.

Quelle est votre impression générale sur la situation ?

C : Pourrais-je encore pratiquer mon métier ? Les crises que nous traversons vont-elles tout changer ?  Des questions que j’imagine plein de gens se sont posées mais ça n’a pas duré parce que nos partenaires et nous avons pu adapter les différents projets. Par exemple, pour « liker », 2 scènes ont été tournées sous forme de vidéo dans le cadre de formations sur l’égalité femme-homme. Pour l’ONE aussi, des saynètes étaient écrites pour évoquer la souffrance des enfants éduqués dans des situations de violence. On n’a pas pu les présenter mais on les a tournées… donc totalement un autre travail qu’on a dû découvrir, tant au point de vue logistique, financier que créatif !  

François : La Culture a subi une défaite à la fois idéologique, sociale, économique. Des jeunes et moins jeunes ont dû se rendre aux banques alimentaires. Y a eu le fameux Fonds « sparadrap » par exemple, qui porte hélas très bien son nom. On parle toujours du secteur en citant son poids économique mais celleux qui travaillaient déjà dans les conditions les plus précaires ont morflé à fond pendant la crise. Ce qui était positif, c’est que des artistes s’ouvraient à d’autres précaires alors qu’on était habitués à ce que chacun·e lutte dans son secteur. J’ai vécu par procuration ce que je dénonce depuis les grèves d’Avignon en 2014, là où je fus malgré moi le porte-drapeaux de la délégation Belge, à savoir qu’il faut mener des actions ensemble avec les différentes victimes de l’intermittence de l’emploi, être moins corporatiste. Aujourd’hui ça devient audible, brusquement, il y a une ouverture à la conscience politique.

D : pratiquement c’était la transition entre l’ancienne et la nouvelle équipe…toute l’organisation qui avait été montée avec différente séquences a été bâclée et est à recommencer. Nous sommes au cœur d’un projet qui s’appelle Quartier Théâtre. Un projet collectif entre différentes compagnies, « Lire et écrire », y a un potager collectif aussi. Un projet ancré dans la réalité de La Louvière. C’est ce projet qui me manque le plus, les différentes organisations qui font vivres ce projet. Sans ce collectif, tu te demandes vers où tu avances. Or le Télétravail, on a donné, avant d’avoir des locaux on se voyait l’un chez l’autre… ça suffit ! les lieux ouverts sont beaucoup plus chouettes ! Qu’est-ce que cette pandémie raconte du monde, de nous ? D’un aspect écologique tout est systémique bien sûr. Mais j’ai surtout été étonné des fractures que ça crée à tous niveaux de la société, dans tous les sens : amis, famille. En fonction de l’expérience personnelle ça nous touche ou pas. En terme de liberté, je me suis souvenu que lors d’un atelier d’écriture, j’avais proposé comme consigne : « hier, où étiez-vous ? » Un participant m’avait répondu qu’hier encore il était en prison, depuis 17 ans, et que c’était son premier jour de liberté… j’ai repensé à sa façon d’aborder le confinement, alors que moi j’ai découvert cette étrange sensation d’être restreint dans ma liberté et que depuis toujours je peux aller où j’ai envie.

Comment avez-vous fait pour adapter votre approche, vous qui utilisez le théâtre action comme outil au milieu du public, en débat avec lui, voire pris comme acteur ?

: On n’a plus pu, on a plus eu d’outil…

F : J’avoue avoir « triché » un peu, j’ai répété pour monter un spectacle de théâtre « invisible » qui se joue en rue. J’ai décidé de prendre ce risque un peu calculé…c’est un choix. Là j’ai réalisé comme c’était incroyable comme cela me manquait ! Les vrais contacts, le langage corporel, les regards… le théâtre c’est l’art du vivant donc c’était très fort, bosser avec cette troupe qui voulait monter un spectacle pour dénoncer la répression des sans-abris !

C : On a pensé un truc qui peut se jouer « Dehors », d’où le titre. On ne sait pas combien de temps  durera la crise donc créons un spectacle en plein air et qui pourra se jouer en intérieur si besoin. On en a discuté avec Fabien (autre comédien de la compagnie), on a eu envie d’aborder cette dimension de connexion, visuel, présentielle, etc. Et de pouvoir revoir le public. On a aussi joué « Consultation populaire » (sur les réfugiés) cet été en plein air. Adapté au thème Covid et aux effets du confinement, tout en gardant le caractère interactif du spectacle. C’est une toute autre approche, une toute autre manière de capter le public qu’en salle.

F : J’ai eu, l’été passé, l‘occasion de travailler en plein air et j’ai refusé. Bon, j’ai pu me le permettre parce que je touche ma retraite. J’ai réalisé que je n’avais pas envie de faire l’amuseur public dans le BW parce que c’était alors la seule forme autorisée pour faire du théâtre ; je n’y ai pas trouvé de sens. Recommencer « comme avant » ? ça questionne sur le rôle de la culture. Ca m’a rappelé une discussion avec de jeunes comédien·nes quand j’étais en tournée au Burkina Faso pour un festival de théâtre : un metteur en scène m’a dit : « On en a marre des sujets qu’on nous coltine ; on ne reçoit du pognon des ONG que si on traite du Sida, de l’excision, etc. Nous, on aimerait bien aussi avoir de l’argent pour monter du théâtre comme vous : Brecht, Shakespeare, des auteur·es contemporain·nes… ». Avoir ce choix de porter librement ton regard sur le monde et décider sous quelle forme tu le partages ! Quelle culture veut-on ? Et puis, la réouverture « comme avant » est-elle un but en soi ? Pour le Collectif des Iintermittent·es et Précaires en France la réouverture des théâtres était la dernière des revendications alors qu’ici c’était la première. Ils mettent la priorité sur la lutte contre le plan de réforme de l’assurance chômage proposé par Macron, parce qu’ils et elles sont concerné·es comme tou·te·s les autres travailleur·euses précaires alors qu’ici en Belgique, certains débats dans les AG d’occupation de « Still Standing for culture » tournaient autour de laisser oui ou non rentrer des Sans-papiers pour participer ou squatter les occupations. Tout dépend de ta conscience politique et dans quel cadre tu places le débat. 

Le statut d’artiste est un statut compliqué, avez-vous des pistes pour améliorer ce statut ?

F : Pas statut « d’artiste » justement, mais plutôt d’intermittent·es du spectacle de manière plus transversale. Revoir la manière dont les revenus sont pensés pour les travailleur·euses culturel·les. Du droit aux allocations dès la sortie de l’école (que j’ai connu !), on est arrivés à devoir les « mériter », dans le cadre des politiques d’activation sociale. Structurellement, il n’y a pas assez d’argent pour la culture et le statut d’artiste est en fait un statut de chômeur·euse. Ce qu’il faudrait distinguer, c’est «l’emploi» du «travail», encourager un travail utile, l’utilité sociale… Quant aux revendications pour un véritable statut social des travailleur·euses culturel·les, elles doivent être basées sur la valorisation du travail dit « invisible » : auditions, temps de création, production, diffusion…

D : Quand on a interdit l’esclavage, on a indemnisé…les esclavagistes, pas les victimes ! On a un peu tendance à être toujours là-dedans. L’État au service des puissants et non des faibles, des oppresseurs et non des opprimé·es. J’ai toujours été actif dans le Théâtre Action et en lien avec l’Education Permanente, et j’ai toujours été étonné que le secteur culturel soit peu présent dans les actions/manifs de l’associatif. Le terme « artiste » installe une distance.

Avez-vous eu besoin du syndicat ? Quels sont selon vous les éléments qu’il devrait améliorer voire mener ?

D : Un fameux travail : remotiver et mettre les travailleur·euses ensemble. Travailler à la détermination d’objectifs communs. La redéfinition aussi du projet de société que le syndicat devrait prendre en main puisque les politiques ne le font pas, ou plus.…

F : Par principe et depuis toujours, je suis convaincu de la nécessité d’être syndiqué·e (et depuis que je suis comédien au Setca culture). Le problème des travailleur·euses de la culture est qu’ils et elles sont des travailleur·euses individualisé·es, fragilisé·es par leur intermittence (comme les intérimaires, les ubérisé·es, etc.). On pratique nos métiers dans un petit milieu où tout se sait et on est d’autant plus à la merci du patron, cela n’aide pas à la conscience de classe et fragilise la solidarité. Bien que nos conditions de travail se soient dégradées, pour pouvoir être engagé·e ou réengagé·e plus tard dans les mêmes théâtres, beaucoup se sentent obligé·es de les accepter. Avant de travailler dans le théâtre, j’ai été délégué en entreprise, donc dans une forme d’organisation que le secteur n’a pas sauf exceptionnellement dans les « grosses maisons ». Le gros problème, exacerbé pendant cette crise est que le syndicat est vécu, en tant qu’organisme de payement, comme une espèce de courroie de transmission directe de l’Onem, donc vu comme un syndicalisme de service, rien d’autre, qui de plus fait mal son boulot. En tant que « payeur », certains dossiers sont bloqués.… Aadministrativement, l’accès au Chômage Temporaire Corona a été très compliqué dans tous les secteurs…mais en tant qu’artiste cela s’avérait comme un vrai parcours du combattant. Or ce sont ces mêmes organisations syndicales qui vont aller négocier un nouveau statut, sans connaitre parfois grand-chose du terrain. Heureusement, ils seront « coachés » par les Fédérations professionnelles et l’UPAC-T même si ces dernières sont assez corporatistes. …Oui, tu as beau la défendre par principe, au sein du secteur, l’organisation syndicale est très mal perçue.…

Quelle lutte vous tient particulièrement à cœur pour le moment au point que vous comptiez l’aborder comme prochain combat/spectacle ?

D : Tout est lié, comme dans « Et voilà le travail », tout ce qui a trait aux travailleur·euses précaires. La situation des 140.000 travailleuses des Titres-Services, par exemple. Tout ce qui est autour. Sur cette nouvelle forme d’esclavagisme, payée mais combien ? Toute cette « ubérisation » du monde du travail, comme pour les chauffeur·euses de taxi, les livreur·euses, les camionneur·euses… C’est ça qu’on démontre et démonte dans « Et voilà le travail ! ». Totalement aberrante pour les travailleur·euses ou ceux et celles qui les défendent, ou alors sauf si le but était de créer la zizanie entre les travailleur·euses.

: Aujourd’hui, ces emplois « ubérisés » sont occupés essentiellement par des travailleur·euses « racisé·es », seule manière de travailler pour certain·es, déjà victimes de toutes formes de discriminations. Pour les sans-papiers, il existe même des intermédiaires qui « louent leur nom » et prennent une commission sur le peu qu’ils et elles gagnent. Tout un pan de l’économie repose là-dessus : en termes d’emploi, ce qui n’a pu être délocalisé, est désormais occupé par des gens exploitables à merci.

: Autre débat, ça fait des années qu’on signale que les écoles de théâtre produisent un nombre important que le « marché » ne peut absorber, ce n’est pas qu’il y en a trop mais c’est lié au manque de moyen et à la pauvreté de la culture…

Quelle sera votre première reprise face au public ? Quel sujet traiterez-vous ?

C : « Dehors », il s’agira d’une « petite forme » donc 40 minutes maximum, partant d’une lecture de texte en « streaming live » (filmée en direct) pour les internautes et soudain y a un « bug » de connexion alors un des 2 comédiens explose, remet en doute sa raison d’être là. Nous aborderons ces notions aux liens réels, à la connexion, la déconnexion. Le fait d’être tellement occupé par son ultra connexion à un monde virtuel qu’on finit par se déconnecter de la « vraie vie ». C’est toujours en cours de création.…

Avez-vous participé à des mouvements de réappropriation de l’espace public comme « Still standing for culture » ?  Quel regard portez-vous sur ce genre d’événement, quel est celui qui vous a le plus parlé ?

: oui, on a participé à La Louvière aux actions au théâtre et au Quartier théâtre. Il fallait le faire mais cela a touché le public concerné, un peu du réchauffement entre soi, avec parfois une porte ouverte vers l’extérieur. Je l’ai vu plutôt comme une piqure de rappel « on est toujours là ». Ça n’a pas été un mouvement social ni une révolution, un peu une autre manière de faire une Carte Blanche.

C : certaines actions avaient été bien organisées et le message était clair mais il y a eu des dérives, j’ai participé à l’une assez décevante car, oui, ok, on a tou·tes l’envie de se rassembler, mais il n’y avait aucun autre message que « on est rassemblé·es, bourré·es et collé·es les un·es aux autres ». Quand j’ai vu cela j’ai regretté le manque d’équilibre entre se comporter comme de gentils petits moutons et totalement bafouer les règles de sécurité. J’ai trouvé que ce n’était pas le moment, ça m’a énervée car j’ai eu l’impression que le message qu’on voulait passer se déforçait. Ça n’a pas été ça comme ça partout heureusement !

: Ce qui était positif, par contre, c’est que lors des occupations, les artistes de différentes disciplines se sont mélangé·es, ont appris pour certain·es les actions, l’expression revendicative, la politique quoi ! Je retiens surtout le 1er mai de lutte à l’appel de la CGSP ALR et des mouvements de gauche et d’extrême gauche ; ça a créé une rencontre des différent·es acteur·trices, des gens qui occupaient la monnaie et des sans -papiers de l’Eglise du Béguinage occupée se sont exprimés et ont provoqué un engouement, pas que des gens de la culture en plus. Bon, c’est un peu passé au bleu à cause de la Boum au bois de La Cambre…

Quel message voudriez-vous passer aux jeunes, pour que le plus grand nombre ait envie de découvrir votre univers ?

D : Venez voir « Et voilà le travail » parce que vous ne serez peut-être pas d’accord, et c’est ce qui est intéressant : nous devrons voir ensemble ! Le spectacle est également lié à notre histoire, à la compagnie Maritime, nous sommes issu·es du monde du travail, cela fait partie de nous, ce n’est pas un sujet qu’on aborde mais c’est une continuité.…

F : Le personnage interprété par Chloé incarne le grand « bousculement » du monde du travail. Bien loin de nos horizons mythiques de plein emploi qui ont pris du plomb dans l’aile depuis longtemps. Faut bien dire que si on en est arrivé là, c’est à cause des défaites ; le syndicat n’a pas rempli sa mission politique, il n’a pas été assez offensif ! En étant essentiellement axés sur la défense de certains conquis, en en lâchant d’autres. Sans imposer un rapport de force, il n’a pas lutté de manière déterminée contre l’offensive idéologique du monde libéral qui a complétement détruit les rapports de travail et a engendré tous ces emplois précaires, ces bouts de ficelles pour plein de jeunes travailleur·euses. Sans présenter l’emploi d’avant comme un Eldorado mais plutôt poser les questions : d’où on vient, où on va et comment on s’organise pour qu’on ne continue pas à pleurer nos défaites !

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