Émile Pouget, le sabotage et la démocratie syndicale

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Par Thibault Scohier, rédacteur à la revue Politique et militant syndical
Qui connaît encore le nom d’Émile Pouget (1860-1931) ? Même si son parcours dans l’histoire du syndicalisme est plutôt remarquable, c’est un patronyme qu’on ne voit pas s’afficher à la télévision ou dans les colonnes des médias traditionnels. C’est bien dommage, car on entendrait alors parler de l’influence des syndicalistes révolutionnaires sur la construction des premières grandes fédérations de travailleur·euses. On entendrait les mots « grève générale » et « sabotage ». Des mots et des idées qui tachent. C’est pourtant par ces moyens, ou par la menace de les appliquer, que de nombreuses conquêtes sociales ont été obtenues. Si on revient sur l’histoire de Pouget, ce n’est pas pour pratiquer un genre de jeu morbide avec les grandes idoles desséchées du syndicalisme passé, mais bien pour se donner des armes maintenant, pour nourrir notre réflexion sur le syndicalisme d’aujourd’hui.

De l’anarchisme au syndicalisme

Pouget a eu plusieurs vies. Il est très tôt marqué par la répression féroce qui sévit contre le mouvement ouvrier et ses différentes manifestations politiques. Enfant, il vit par procuration le procès des communard·es occitan·nes et en sera marqué à vie : pourquoi ces républicain·es et ces révolutionnaires doivent-iels payer alors qu’iels réclament simplement un monde plus juste et égalitaire ? Lorsque jeune adulte il monte à Paris, cette expérience le pousse vers les milieux contestataires, en particulier anarchistes. Il participe à une manifestation de « chômeur·euses » au cours de laquelle plusieurs commerces, dont des boulangeries, sont pillés. Ramassé au hasard, il écope de huit an de prison ; il n’a pas volé, mais quand bien même ? Huit ans pour du pain ? Il en fait trois et cela finit de le brouiller avec l’hypocrisie de l’ordre bourgeois. Système inique : on affame les pauvres et on les met en prison quand iels volent pour manger.

Dès 1879, il participe à la fondation de plusieurs organisations syndicales. Il a 19 ans. Mais son militantisme se cristallise, surtout à la fin des années 1880, dans la propagande (le mot alors n’est pas infamant) populaire. Il crée le Père peinard et incarne le personnage homonyme, un populo parisien qui n’a pas sa langue sa poche ! Le journal est interrompu plusieurs fois, se décline sous formats divers – notamment des almanachs – au gré des interdictions et des vagues de répression qui frappent les milieux révolutionnaires. Sa ligne évolue mais reste toujours centrée sur la parole ouvrière : il adopte l’argot du peuple de Paris, dans toute sa diversité. Il justifie les violences populaires en les expliquant par l’immense violence du système d’exploitation capitaliste. Pendant l’Affaire Dreyfus, il tient d’abord la même ligne qu’une bonne partie du mouvement social : c’est une affaire de bourgeois·es, elle ne nous concerne pas… Puis, face à la poussée de la réaction et à la menace d’un coup de force des plus radicaux de la droite, il rejoint les dreyfusard·es. Il collabore aussi avec Francis de Pressensé, président de la Ligue des droits de l’homme, pour documenter et dénoncer les conséquences des lois scélérates qui ont frappé les anarchistes au milieu des années 1890.

Vient ensuite le temps du syndicalisme triomphant. Suivant de nombreux·ses camarades, Pouget s’implique en plein dans le mouvement syndical et notamment dans les congrès fondateurs de la CGT. Deux lignes s’opposent : celle du syndicalisme révolutionnaire et celle d’un socialisme allant des réformistes aux guesdistes. Pouget devient peu à peu un pilier de la première et défend des stratégies offensives, comme le sabotage, mais aussi l’autonomie des syndicats vis-à-vis des partis politiques, même de gauche ou révolutionnaires. Il pousse la ligne qui aboutit à l’adoption de la désormais célèbre Charte d’Amiens, liant le syndicat et la révolution dans un même destin. Homme de presse avant tout, il fonde plusieurs organes syndicaux dont La Sociale et La Voix du peuple. Là encore, il subit la répression ; en 1908, il est arrêté avec une trentaine de cadres révolutionnaires sur ordre de Clemenceau. Le but clairement affiché est d’affaiblir la CGT et en particulier son aile révolutionnaire. Après la guerre de 14-18 et le revirement d’une bonne partie du mouvement révolutionnaire et syndical en faveur de la guerre, il se retire de la vie publique et meurt en 1931 à l’âge de 71 ans[1].

Notons qu’en Belgique, le syndicalisme révolutionnaire, tradition dans laquelle s’inscrivait Pouget, n’a pas eu l’âge d’or qu’il a connu France. Au début du siècle dernier, des tentatives ont bien été faites de créer une version belge de la CGT, mais l’expérience n’a duré que deux ans, de 1906 à 1908. Cela s’explique sans doute par deux raisons principales : la relative faiblesse du courant ouvrier libertaire et les liens unissant les premiers syndicats au Parti ouvrier belge (POB). Toutefois, il est à noter qu’au moment de la création de la FGTB, au sortir de la Seconde guerre mondiale, plusieurs syndicats se revendiquaient encore d’un héritage révolutionnaire et que les pratiques telles que le sabotage ou l’autonomie ouvrière ont continué à vivre et à réémerger tout au long du XXe siècle.

À mauvais salaire, mauvais travail !

Pouget a donc défendu, tout au long de son activité syndicale, des moyens radicaux. Les éditions Nada ont récemment republié le petit livre, court et accessible, où il synthétise sa conception du sabotage comme arme des travailleur·euses[2]. Par « sabotage », il entend bien sûr la destruction ou la mise en défaut de l’outil de travail. Il précise toutefois que les conséquences doivent toujours retomber sur les patrons et pas sur les client·es et les autres travailleu·euses qui achètent le produit du travail. Il note que « la justification de [son] emploi découle des nécessités et du but poursuivi. » Le sabotage doit être proportionné et ses versions les plus dures ne peuvent servir qu’en cas de détresse extrême.

Mais sa définition du sabotage s’étend bien au-delà de la destruction de l’outil, pourtant la plus jusqu’au-boutiste puisqu’elle prive les travailleur·euses de leur capacité de travail immédiate. Il écrit : « les procédés de sabotages sont variables à l’infini. » Les méthodes qu’il privilégie sont par ailleurs subtiles : il s’agit de saboter l’acte même du travail, en le faisant mal ou le faisant lentement. Dans son livre, il décrit les tactiques employées par différents groupes d’ouvrier·ères, du Go Canny anglais, ancêtre de la grève du zèle, au boycott de certains patrons en passant par le blocage de la production. À partir du moment où ces mouvements sont collectifs et massifs, ils deviennent parfois plus problématiques pour les autorités patronales que la grève elle-même.

Mais surtout ils font voler en éclat l’idéologie bourgeoise et sa représentation quasi-sacrée du travail. Celui-ci est conçu comme « sain », « naturel », bref comme la meilleure activité possible pour un·e adulte en bonne santé ; l’hypocrisie classique veut bien sûr qu’il soit « naturellement » à la charge des prolétaires et pas à celle des patrons !

Pouget explique que « toutes les qualités du bon esclave sont exaltées » et qu’il s’agit d’un long processus d’embrigadement qui se perpétue de la petite enfance jusqu’à l’entrée sur le marché du travail. La gauche et les milieux syndicaux ont parfois été poreux à cette représentation du travail, intouchable et bien fait, notamment parce qu’il participe de l’identité de l’ouvrier·ère. Qu’est-ce qui la définit ? Qu’est-ce qui réunit les prolétaires entre-elleux sinon leur condition de travailleur·euses, donc l’exercice du travail lui-même ? Pouget explique pourtant que la dignité se trouve dans le juste traitement, pas dans la réalisation du travail lui-même.

Alors, à mauvais salaire, mauvais travail ! Ce slogan résume tout une partie de la thèse de Pouget. Après tout, ce sont les capitaines d’industries et les économistes qui ont décrété que l’ouvrier·ère, quand iel n’est pas qualifié·e, doit être payé·e une misère. Le syndicaliste rétorque : puisque le travail est « mauvais » (mal payé, mal perçu, mal « qualifié ») et bien nous le ferons mal. Il est en effet interpelant que toute la théorie économique capitaliste repose sur un principe : le prix d’une marchandise dépend, en partie, de sa qualité, de son utilité… mais le travail humain, lui, doit toujours être entier, absolu, total… Et puis il faut bien balayer une seconde illusion : aucun travail n’est « pas qualifié ». Même l’expérience la plus abrutissante de la chaîne demande habitude et entraînement. Tout acte productif est un acte de valeur ; si le patron refuse de payer la juste valeur, l’ouvrier·ère est en droit (moral et politique) de donner un mauvais travail.

Il serait bien sûr difficile de justifier de nos jours une telle proposition dans l’espace médiatique. Et pourtant… n’est-on pas entré·es dans une ère de la précarité, qui suppose immédiatement que le statut « normal » du travail ne doit pas être le contrat salarié (insuffisamment protégé mais protégé) mais le statut intermédiaire, intérimaire, l’auto-entreprenariat, bref, l’instabilité et les risques pour les travailleur·euses, le profit et la rentabilité pour le patronat ? N’est-on pas aussi dans une économie qui détruit violemment le lien entre le produit du travail et la réalisation de l’individu, une économie du bullshit job[3] qui cultive les postes inutiles en haut comme en bas et qui génère la pénurie dans plusieurs secteurs essentiels ? Dans ces conditions, la grève du zèle et le sabotage semblent très sensés. Il est même à parier qu’iels sont massivement pratiqué·es, inconsciemment ou consciemment, à des petites échelles par les travailleur·euses, comme des tactiques pour combattre la menace du burn-out ou le sentiment d’esclavage.

Autonomie et démocratie syndicale

Pouget est aussi connu pour sa défense farouche de l’autonomie syndicale. Il faut se replonger dans le contexte de l’époque. Les écoles socialistes-communistes, divisées entre réformistes et révolutionnaires, s’accordaient toutefois sur un point : les syndicats et autres organisations ouvrières (maisons du peuple, bourses du travail, mutuelles, etc.) devaient agir en appui du mouvement politique, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire. Le rôle du syndicat, dans leur chef, était bien celui d’un bras armé organisant les ouvrier·ères, capable de faire pression et de créer des rapports de force avec le pouvoir ou alors de le soutenir quand ses partis l’atteindraient. Pouget et les syndicalistes révolutionnaires opposaient à cette vision celle d’un syndicat autonome, agissant uniquement en fonction des intérêts des travailleur·euses. Bien sûr, comme leur nom l’indique, iels étaient aussi des révolutionnaires convaincu·es et pour elleux les syndicats étaient justement des hauts lieux de la révolution. Mais iels en étaient un agent à part entière et, pour beaucoup de ses partisan·es, son acteur principal, libéré des jeux de partis et de majorité qui gouvernaient la scène parlementaire. Et puis, en cas de révolution, les syndicats pourraient organiser la vie économique directement et de manière fédérative, option moins effrayante et autoritaire que la centralité d’un État ouvrier transformant ses travailleur·euses en exécutant·es d’une politique verticale.

On peut reprocher à cette conception un certain corporatisme, l’intérêt des ouvrier·ères étant « surélevé » par rapport à l’objectif de la révolution ou des conquêtes sociales. C’est mettre de côté toute l’importance de l’expérience commune. Chaque fois que les ouvrier·ères défendent leurs droits et en obtiennent de nouveaux, iels touchent à cette pratique concrète de l’égalité que les théoricien·nes socialistes et communistes promettaient pour les temps futurs. Alors que celleux-ci voulaient apprendre les règles du jeu politicien (pour les réformistes) ou les changer (pour les révolutionnaires), la grève et l’action syndicale mettent instantanément en acte la solidarité  et ce même dans la défaite. Combien d’écrasements et de répressions avant que des mouvements d’importance fassent pression et forcent les élites à reconnaître les syndicats comme des acteurs inévitables ?

Mais cette critique du corporatisme était aussi affaiblie par la manière dont un syndicat comme la CGT fonctionnait à l’époque. En effet, il était d’abord une confédération, un ensemble de groupes sectoriels et territoriaux défendant des philosophies ou des approches parfois contradictoires. Au niveau national, le syndicat était parcouru par des tendances, des plus radicales aux plus réformistes. Cette démocratie syndicale faisait et défaisait les majorités internes en fonction du contexte, des débats, des rapports de force entre fédérations. Elle ne cachait pas ses divergences et sa presse était souvent pleine d’opinions et de contre-opinions. Le mot « démocratie » est méprisé, encore aujourd’hui, par beaucoup de révolutionnaires sensibles à la lecture marxiste – la démocratie comme trompe-l’œil, comme fiction bourgeoise – cependant c’est bien ainsi qu’il faut décrire le bouillonnement d’idées, de propositions, de commissions, de conférences, de congrès, qui agitait perpétuellement le mouvement syndical.

Là encore, regardons le présent : il semble aujourd’hui impossible d’évoquer de nombreuses discussions conflictuelles, pourtant vives mais étouffées à l’ombre du secret et des milieux militants. Le rôle de la FGTB doit-il être de soutenir le pilier socialiste et son parti ? Des intellectuel·les peuvent en parler, en débattre ouvertement ; mais les syndicalistes ? Militant·es et délégué·es ? Les centrales doivent-elles être le théâtre d’une lutte d’influence entre le PS et le PTB, avec les conséquences qu’on sait ? Personne ne méconnaît ces réalités et pourtant, quand elles s’exposent dans l’espace public, c’est la plupart du temps sous forme d’investigations, de confidences ou de témoignages anonymisés. On oppose à la culture démocratique du débat ouvert, conflictuel et public, le bien-être du syndicat lui-même, de toustes les travailleur·euses qui seraient desservi·es si les oppositions s’affichaient. Logique bien trop proche de celle de la loyauté qu’on doit à l’entreprise et au patron, de cette culture de la confidentialité qui touche aussi bien le privé que les administrations… Pouget faisait d’ailleurs de la révélation d’informations ayant un intérêt public un acte de sabotage. Il n’imaginait sans doute pas qu’on puisse traiter de « saboteur·euse » un·e syndicaliste évoquant la vie interne du syndicat !

Émile Pouget et son histoire interrogent la pratique contemporaine du syndicalisme. Confrontés à des défis non moins énormes qu’à son époque – la précarisation, la casse de l’État social, le mal-être psychologique massif, les enjeux climatiques – les syndicats actuels devront bien se réinventer, malgré leur inertie. Il n’est point ici question de prétendre connaître la meilleure voie ou la meilleure solution ! Simplement les syndicats sont, par principe, des instruments aux mains de leurs syndiqué·es et des travailleur·euses, ils ont le principe fédératif inscrit en leur cœur. Ils devront aussi se doter de nouveaux moyens, accepter de renouveler les rapports de force dans un système politique qui leur est de plus en plus hostile. Si le sabotage est une voie d’action possible, la démocratie syndicale est, elle, une nécessité.


[1]     Sur la vie de Pouget, on peut lire le malheureusement trop difficilement trouvable : Xose Ulla Quiben, Émile Pouget. La plume rouge et noire du Père Peinard, Les Éditions libertaires, 2006.

[2]     Émile Pouget, Le Sabotage, Nada, 2021. Toutes les citations dans l’article proviennent de l’ouvrage.

[3]     Pour reprendre une expression de l’anthropologue anarchiste David Graeber.

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