La situation syndicale en Colombie et l’ubérisation

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Entretien effectué par Benjamin Vandevandel, détaché pédagogique aux Jeunes FGTB et Yolanda Lamas, gestionnaire de projet à l’IFSI

Pourrais-tu te présenter et nous parler de ton parcours ?

Je m’appelle Danna M. Vargas, j’ai 26 ans. Je suis avocate spécialisée dans le droit du travail, diplômée de l’Université Nationale de Colombie. J’ai commencé à militer syndicalement dès 14 ans.

J’ai travaillé avec « Sinaltrainal », le syndicat national des travailleur∙euses de l’industrie alimentaire, où je m’occupais de l’alphabétisation. C’est cette activité qui m’a amenée à vouloir étudier le droit du travail pour le rendre accessible aux travailleur·euses.

J’ai également été amenée à participer à un congrès pour le droit du travail en Argentine et, en 2017, à prendre part à une conférence avec comme sujet les « Syndicats pour les nouvelles formes de travail : un nouveau paradigme dans le concept classique de l’organisation syndicale ». Suite à cela, j’ai été invitée à travailler dans un syndicat de multinationale[1], le « Sintra Holcim » (Syndicat des travailleurs de Holcim). J’y faisais de l’accompagnement politique et élaborais le cahier de revendications.

Comment es-tu passée de l’université au terrain ?

J’ai rédigé une étude sur les « Mesures de prévention pour garantir l’accès des travailleur·euses à la justice ». Cette étude m’a énormément appris car bien que déjà militante, j’ai dû prendre connaissance de jugements contre des entreprises, d’arrêtés juridiques… J’ai ensuite rédigé mon mémoire avec pour sujet « Le rôle de l’employeur dans l’essor et le développement des garanties pour le droit à la liberté syndicale des travailleur·euses ». Ce travail m’a évidemment amenée à collaborer avec nombre d’organisations syndicales, j’ai pu constater des pratiques illégales de la part des employeur∙ses qui allaient des menaces de perte de salaire, de licenciements… jusqu’aux assassinats purs et simples. Mon mémoire avait pour objectif d’identifier et freiner les effets négatifs des méthodes des employeur∙ses envers les syndicats : c’est une thématique qui est renvoyée jusqu’au gouvernement… et travailler sur le sujet est très compliqué.

As-tu été inquiétée alors que tu menais tes travaux ? [2]

J’ai reçu de nombreuses menaces d’agression, voire de meurtre. Ma famille a été visée ; elle m’a demandé de faire extrêmement attention et d’« assouplir » certaines de mes publications. Ce que j’ai fait, en tentant d’être moins visible et en ne nommant pas certaines personnes, employeur∙ses et entreprises en attendant que l’affaire se tasse. Ensuite, au terme du travail, j’ai nommé bien sûr qui devait l’être. Être syndicaliste en Colombie est extrêmement risqué… encore plus lorsque vous êtes jeune et femme !

Comment as-tu été amenée à travailler pour le secteur syndical des call-centers ?

En 2020, j’ai été contactée par des travailleuses de « Teleperformance » [3] , dont un des sièges est basé à Bogota. La pandémie avait déjà commencé et des deux jeunes femmes qui m’ont contactée, nous sommes passé∙es à plus de 60 travailleur·euses qui voulaient une réponse syndicale à leurs problèmes. Dans cette entreprise, la moyenne d’âge se situe entre 18 et 22 ans et le secteur des call centers est un vivier de violations du droit du travail. Iels ont à peine 15 minutes de pause de midi. Nous avons relevé de nombreux cas de harcèlement au travail et sexuel, de promesses non tenues de prime en cas de bonnes ventes… L’employeur refuse même aux tra- vailleur·euses le choix de leur fonds de pension ! [4] La pandémie a encore aggravé la situation : les employé·es devaient se présenter sans masque, sans accès à du gel désinfectant. Celles et ceux qui travaillent à domicile utilisent leur propre matériel et la société n’offre que 50 000 pesos colombiens pour des abonnements internet qui en coûtent 100 000. Or le salaire moyen dans l’entreprise est de 1 200 000 pesos [5] . C’est un coût faramineux. Une caméra est installée dans les domiciles des travailleur·euses afin de les surveiller ; c’est une grave intrusion dans leur vie privée.

Nos actions ont abouti à la création du Sindicato Nacional de Trabajadores de Contact y Call center, le « Sinditecc ». L’entreprise a demandé l’annulation de la personnalité juridique du syndicat et renvoyé 10 employé·es. Comme je te l’ai dit, il est très compliqué de militer en Colombie.

As-tu constaté une aggravation de la situation avec l’arrivée du travail de plateforme ?

Certainement ! Les travailleur·euses subissent une double subordination : celle du superviseur sur le lieu de travail, mais aussi celle de la plateforme digitale qui contrôle la moindre seconde d’activité. Le moindre retard est déduit du salaire ! On a constaté une augmentation des crises d’anxiété auxquelles les ressources humaines n’apportent aucune réponse. L’horaire de travail est officiellement de 8 heures par jour, 6 jours par semaine ; l’employeur décide lui-même de semaine en semaine quand l’employé·e peut prendre son jour de repos. Parfois, il exige 7 jours de travail avec report du jour de congé, puis le refuse car c’est « impossible ». Nous avons donc des travailleur·euses qui travaillent parfois plusieurs semaines complètes avant de pouvoir se reposer.

Cette année un projet de loi, approuvé lors des premiers débats, prévoit des contrats autorisant les entreprises à payer sous le salaire minimum les jeunes travailleur·euses. Elles ne devront également plus tenir compte de leur niveau d’études. La loi doit être votée dans les prochaines semaines et lors des débats auxquels nous avons pu participer, l’extrême droite a répondu que les jeunes « ne comprenaient pas le projet » et sont « fainéant·es ».

Face à ces abus, est-il possible d’organiser les travailleurs et travailleuses ?

C’est très difficile, surtout avec les plus jeunes qui ne voient dans le travail en call-center qu’un job temporaire. Lors de la création de « Sinditecc », les militant·es étaient motivé·es mais dès qu’il a été question de travail plus théorique via notamment les cahiers de revendications, le soufflet est tombé. Iels ne voient pas l’intérêt de se battre au sein d’une entreprise alors qu’il suffit de la quitter ; il manque une réelle conscience de nécessité de lutte intersectorielle. Il y a également la peur de perdre son emploi : les contrats sont très courts et ceux des syndiqué·es sont non reconduit·es. [6] Il est obligatoire de se déclarer syndiqué·e en Colombie car le montant de l’affiliation est prélevé directement à la source. [7] Le discours de la « liberté » typique à l’économie de plateforme fait mouche auprès de jeunes ; c’est un coup dur pour les syndicats car ce sont généralement les travailleur·euses qui restent des années dans une entreprise et son syndicat qui obtiennent les plus grandes avancées. Le syndicat souffre aussi d’une image « vieillissante » pour les jeunes.

Pour faire face aux stéréotypes syndicaux et lutter contre le discours dominant, nous avons créé une école syndicale. De jeunes militant·es motivé·es forment d’autres jeunes. Nous avons pu compter sur le soutien de Fabian Peña qui est responsable du projet « jeunes » CUT-IFSI. [8]

Quel message voudrais-tu faire passer aux jeunes Européen·nes ?

Tu me dis que vous connaissez également un problème de désertion des jeunes au sein des syndicats. Je voudrais insister sur l’importance de se former, de participer aux débats publics, de prendre position dans les médias et de militer. Que ce soit ou non dans un syndicat, mais je suis convaincue que c’est au sein de ceux-ci que la lutte peut avancer. Il faut former les jeunes à se bouger pour un monde du travail décent tout au long de la vie. Ce qui se passe chez nous concerne aussi l’Europe, ce qui se décide en Europe influe chez nous : l’internationalisation des luttes est une nécessité car même les gouvernements les plus autoritaires détestent se voir pointer du doigt !


[1] En Colombie, les syndicats sont créés majoritairement au sein des entreprises et non par secteur.

[2] Entre avril 2020 et mars 2021, au moins 22 syndicalistes ont été assassiné·es.

[3] Teleperformance est une multinationale d‘origine française. Leader mondial des centres d‘appels.

[4] Des fonds de pension publics existent, mais l’employeur impose le privé qui est bien plus instable.

[5] 274 euros. Le salaire minimum en Colombie est de 1 million de pesos colombiens (228 euros).

[6]Le travail informel en Colombie est fin 2020 de 56% de l’emploi total, hors agriculture.

[7] C’est aussi une exigence des syndicats et ce afin d’être assurés de percevoir les cotisations.

[8] IFSI, Institut de Coopération internationale de la FGTB, financé à 80 % par la coopération belge

One thought on “La situation syndicale en Colombie et l’ubérisation

  1. J Suarez Reply

    Super apport ! Les syndicats en Colombie ont malheureusement souffert de nombreuses luttes, dont beaucoup ont eu recours à la violence : le massacre de la banane en 1928 perpétré par l’United Fruit Company (aujourd’hui rebaptisée Chiquita Brands) [1], l’influence politique étrangère [2], ou la plupart récemment des massacres perpétrés par des forces paramilitaires de droite, dans certains cas financés par des entreprises locales et de grandes entreprises [3].

    Contrairement à l’Europe, il y a une connotation négative continue des syndicats en raison des liens passés dans les années 90 et au début des années 2000 avec les forces de guérilla (comme les FARC et l’ELN, qui sont maintenant largement reconnus comme des trafiquants de drogue et des terroristes). Cela a malheureusement rendu les travailleurs complaisants face à de nombreuses pratiques de travail indues et excessives bien décrites dans cette interview.

    Continuez votre bon travail! Et restez en sécurité.

    [1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_des_bananeraies
    [2] livre de Miguel Urrutia : https://www.cambridge.org/core/journals/journal-of-economic-history/article/abs/development-of-the-colombian-labor-movement-by-miguel-urrutia-new-haven-yale-university-press-1969-pp-xi-297-1000/395DC2ABEC21DCA7A6FCD2B59112DD9C
    [3] https://en.wikipedia.org/wiki/Sinaltrainal_v._Coca-Cola_Co.

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