« Si on s’arrête, le monde s’arrête »

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par Stella Marzullo, stagiaire aux Jeunes FGTB

En 1973, un groupe de pays arabes membre de l’OPEP procède au quadruplement du prix du pétrole dans la poursuite d’une visée double. Punir d’une part un certain nombre de pays industrialisés pour leur soutien à Israël dans le cadre de la guerre du Kippour et, d’autre part, faire prendre conscience aux pays du Nord de la rémunération trop basse des matières premières possédées par le Sud global (Antonin 2013, 140 ; Kopper 2009, 39). Ce quadruplement du pétrole provoque une récession doublée d’une inflation dans les pays industrialisés, mais se traduit également par la création d’une manne financière appelée « pétrodollars » (Chassaigne 2023, 111-18 ; Kopper 2009, 39). Les pays exportateurs de pétrole placent alors une partie de ces pétrodollars dans des banques occidentales qui vont à leur tour les prêter à des pays dit en développement, et ce, à des conditions très avantageuses, mais à des taux d’intérêt variables (Berr 2003, 1 ; Kopper 2009, 43). Or, deux événements se produisent ensuite : le deuxième choc pétrolier de 1979 et la hausse des taux d’intérêt décidée par les pays du Nord la même année pour juguler les effets de l’inflation (Gallois 2021, 57). Face à l’explosion de la facture pétrolière et l’augmentation des taux d’intérêt, les pays ayant contracté des prêts à des taux d’intérêt variables dans les années 1970 se retrouvent dans l’incapacité d’honorer leurs dettes dans les années 1980 : on parle de la « crise de la dette des pays en voie de développement » (Héricourt et Ligonnière 2024, 113).

Le rapport Debt Service Watch mis à disposition du public par le DFI ce 1er novembre 2024 met en lumière une situation similaire : les pays du Sud global seraient aujourd’hui confrontés à la « crise de la dette la plus sévère jamais répertoriée depuis le début des registres mondiaux » (DFI, 2024) : sur les 139 pays pris en compte, 35 pays consacrent plus de la moitié de leurs revenus au service de la dette, tandis que 54 pays y allouent plus d’un tiers (DFI, 2024). En d’autres termes : les exigences des marchés financiers continuent de primer sur les services fondamentaux dus aux populations. Dans ce contexte, des voix issues du monde académique et de la société civile en appellent à la fin de la « dettocratie » (Fresnillo, 2017) et à un « non-paiement féministe de la dette » (CADTM, 2022). Mais comment le combat féministe s’articule-t-il avec celui mené contre le remboursement de la dette publique ? Cet article se propose d’explorer les points d’intersection entre ces deux luttes en mettant en lumière le mode d’action et de gouvernance adopté par les institutions financières de Bretton Woods (le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale), acteurs majeurs au regard de la problématique de la dette.

Le FMI et la BM : des rationalités économiques et comptables liées

Le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM) – fondés sous l’égide des Etats-Unis au sortir de la Seconde Guerre (1944) – fonctionnent sur la base d’un mode de gouvernance similaire. Les Etats membres de ces institutions doivent apporter une souscription calculée sur la base de leur poids économique pour être partie prenante de ces dernières et le système de vote est pondéré en fonction de ladite souscription : plus la

contribution financière d’un Etat est élevée, plus il dispose de voix (Cling et Roubaud 2008, 12 ; Van Houtven 2002, 5-8). Ces deux agences multilatérales remplissent cependant des missions spécifiques.

La BM agit essentiellement depuis les années 1960 comme intermédiaire financier entre l’épargne internationale et les pays dits en développement en leur octroyant des prêts à caractère concessionnel : les Etats peuvent – sous certaines conditions – obtenir des prêts de la BM à des taux d’intérêt plus bas que ceux qu’ils auraient obtenus auprès de banques privées, étant donné le risque souverain qu’ils comportent. La rationalité économique déployée par la BM est la suivante : le manque d’épargne de certains pays empêche l’investissement, c’est donc par le biais de l’apport de fonds d’agent(s) externe(s) que ces Etats doivent investir dans la construction d’équipements collectifs leur permettant de s’engager dans le processus de croissance (Cling et al. 2011, 45-46). En d’autres termes, il convient d’abord d’utiliser des ressources financières de capitaux – ce qui est pensé comme un sacrifice – afin d’obtenir des gains ultérieurs.

Quant au FMI, il se présente depuis les années 1980 comme un agent de recouvrement de la dette : un État surendetté doit, en dernier recours, conclure un accord stand-by avec cette institution pour pouvoir procéder à un tirage via une opération de swap. Cet accord permet au FMI d’imposer au pays en question un plan d’ajustement structurel qui vise à redresser sa balance des paiements (Vallée 2016, 55-56 ; FMI, s.d). En ce sens, la rationalité comptable déployée par le FMI semble se distinguer de celle (économique) de la BM. Elles sont en réalité liées, car le pays qui s’endette auprès de la BM se retrouve souvent, à terme, sous la tutelle du FMI. Mais quelle forme prend concrètement cette tutelle

?

Une sortie féministe de la crise de la dette

Les conditionnalités prescrites par le FMI, formulées sur des bases « techniques » et

« apolitiques », varient peu d’un pays à un autre et dénotent dans les faits d’une orientation néolibérale (Vivien 2010, 38-44). Cette orientation se distingue du libéralisme classique qui se fonde sur la différenciation ontologique entre la sphère du politique et celle de l’économie

– la première ne devant pas intervenir dans la seconde et « laissez faire, laissez-passer » les différents agents dans leurs transactions économiques, selon la formule attribuée à Vincent de Gournay (Bénoit 1978, 65). Or, dans un modèle économique néolibéral, la sphère du politique doit se modeler sur la sphère économique : les entreprises, comme les Etats, doivent augmenter leurs revenus et diminuer leurs dépenses (Fœssel 2008, 79-80).

Les différentes mesures imposées par le FMI s’inscrivent dans cette dynamique. Elles comprennent la suppression des lois sur le travail, la réduction du syndicalisme et la libéralisation des dispositions sur le rapatriement du capital dans l’idée d’attirer les investissements étrangers. Autre exemple de politique entendue comme nécessaire : la privatisation du secteur public (santé, éducation, etc.) qui vise à stimuler la compétitivité et à réduire les dépenses étatiques (Vivien 2010, 19-23). Les femmes – majoritaire dans ces secteurs – sont particulièrement touchées par les effets socio-économiques de ces mesures

: confrontées à la précarisation de leurs conditions de travail, elles sont également les premières à pallier le désengagement de l’Etat par une augmentation de leur temps de travail non rémunéré (Bayas et al., 2021).

C’est en ce sens que certain.es en appellent à un non-paiement féministe de la dette. Celui-ci ne vise pas l’obtention d’une renégociation, d’un refinancement, d’une réduction ou d’une remise de dette, mais bien la création d’un moment de rupture totale

permettant d’imaginer le modèle productif et reproductif souhaité, en dehors des intérêts du capitalisme financier (Fresnillo, 2017).

Pour aller plus loin :

Bruneau, Camille, et Christine Vanden Daelen. 2022. Nos vies valent plus que leurs crédits : Face aux dettes, des réponses féministes. Essais, Enquetes Et Manifestes. Le Passager clandestin.

Cling, Jean-Pierre, Mireille Razafindrakoto, et François Roubaud. 2011. « La Banque mondiale, entre transformations et résilience ». Critique internationale 53 (4): 43‑65. https://doi.org/10.3917/crii.053.0043.

Vallée, Olivier. 2016. « Le FMI et la dette : De la discipline aux arrangements ». Savoir/Agir 35 (1): 53‑62. https://doi.org/10.3917/sava.035.0053.

Vivien, Renaud. 2010. « L’annulation de la dette du Tiers Monde ». Courrier hebdomadaire du CRISP 20462047 (1): 5‑75. https://doi.org/10.3917/cris.2046.0005.

Antonin, Céline. 2013. « Après le choc pétrolier d’octobre 1973, l’économie mondiale à l’épreuve du pétrole cher ». Revue internationale et stratégique 91 (3): 139‑49. https://doi.org/10.3917/ris.091.0139.

Bayas, Blanca, Camille Bruneau, Chiara Filoni, et Nicola Scherer. 2021. « Lutter contre la dette, contre l’offensive patriarcale ». CADTM. 2021.

    https://www.cadtm.org/Lutter-contre-la-dette-contre-l-offensive-patriarcale.

    Bénoit, Francis-Paul. 1978. « 1 – La doctrine économique libérale ». Hors collection, 65‑84.

    Berr, Eric. 2003. « La Dette Des Pays En Développement : Bilan et Perspectives ». Documents de Travail, Documents de travail, . https://ideas.repec.org//p/mon/ceddtr/82.html.

    Chassaigne, Philippe. 2023. « Le premier choc pétrolier ». Cahiers français 436 (6): 111‑18.

      https://doi.org/10.3917/cafr.436.0111.

      CADTM. 2022. « Dettes & féminismes : pour un non – paiement féministe de la dette ». CADTM, no 81, 6‑94.

      Cling, Jean-Pierre, Mireille Razafindrakoto, et François Roubaud. 2011. « La Banque mondiale, entre transformations et résilience ». Critique internationale 53 (4): 43‑65. https://doi.org/10.3917/crii.053.0043.

      Cling, Jean-Pierre, et François Roubaud. 2008. « I. La Banque mondiale et les organismes affiliés

        ». In La Banque mondiale, 7‑27. Repères. Paris: La Découverte. https://shs.cairn.info/la-banque-mondiale–9782707152169-page-7?lang=fr.

        Development Finance International (DFI). 2024. « UNE CRISE MONDIALE DE LA DETTE SANS PRÉCÉDENT DES NOUVELLES DONNÉES PROVENANT DE DEBT SERVICE WATCH ». 2024.

          https://assets.nationbuilder.com/eurodad/pages/3195/attachments/original/1697016049/Debt_Service

          _Watch_Briefing_FR_10.10.23.pdf?1697016049.

          Fond Monétaire International (FMI). s. d. « La conditionnalité du fmi ». Fond Monétaire International (FMI). Consulté le 15 janvier 2025. https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2023/IMF-Conditionality.

          Fœssel, Michaël. 2008. « Néolibéralisme versus libéralisme ? » Esprit, no 11, 78‑97.

            https://doi.org/10.3917/espri.811.0078.

            Fresnillo, Iolanda. 2017. « Le non-paiement féministe de la dette ». CADTM. 2017. https://www.cadtm.org/Le-non-paiement-feministe-de-la-dette.

            Gallois, Fanny. 2021. « Annuler la dette ». Revue Projet 380 (1): 57‑59.

              https://doi.org/10.3917/pro.380.0057.

              Héricourt, Jérôme, et Samuel Ligonnière. 2024. « Des innovations financières aux conséquences néfastes ? » Regards croisés sur l’économie 34 (1): 111‑19. https://doi.org/10.3917/rce.034.0111.

              Kopper, Christopher. 2009. « Le recyclage des pétrodollars ». Revue d’économie financière 9 (1): 39‑48. https://doi.org/10.3406/ecofi.2009.5415.

              Vallée, Olivier. 2016. « Le FMI et la dette: De la discipline aux arrangements ». Savoir/Agir 35 (1): 53‑62. https://doi.org/10.3917/sava.035.0053.

              Van Houtven, Leo. 2002. « La gouvernance du FMI: Processus de décision, surveillance, transparence et responsabilité institutionnelles ». Washington: Fond Monétaire International. https://www.imf.org/external/pubs/ft/pam/pam53/fre/pam53f.pdf.

              Vivien, Renaud. 2010. « L’annulation de la dette du Tiers Monde ». Courrier hebdomadaire du CRISP 20462047 (1): 5‑75. https://doi.org/10.3917/cris.2046.0005.

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