Dans le quotidien des stagiaires en soins infirmiers et sages-femmes

Temps de lecture : 10 minutes
Par Alessandra Vitulli, chargée de communication aux Jeunes FGTB

Dans cet article, nous privilégierons le féminin des « étudiantes » et des « infirmières » et ferons donc exception à notre utilisation habituelle de l’écriture inclusive, les femmes étant majoritaires au sein de ce secteur professionnel. Nous trouvons que visibiliser cette réalité a un sens politique.

Depuis septembre, les Jeunes FGTB s’inscrivent dans la lutte pour la rémunération des stages à travers la campagne « Pas de salaire, pas de stagiaires » menée conjointement avec l’Union Syndicale Etudiante. Cette campagne vise, notamment, à dénoncer le recours abusif au travail gratuit des étudiantes stagiaires dans le secteur des soins de santé et à en faire un axe central de son cahier de revendications. Laura, Céline et Elodie[*] ont effectué de nombreux stages en tant qu’étudiantes sage-femme pour l’une et en soins infirmiers pour les deux autres. Elles ont accepté de nous livrer leurs témoignages et pointent des conditions de travail éprouvantes au sein d’un système de santé hors service.

Les études de sages-femmes et de soins infirmiers sont connues pour comprendre une grande quantité de stages. A la fin de son cursus, plus de 2000 heures auront été prestées gratuitement par Elodie, étudiante en 4ème année de sage-femme. Céline, étudiante en spécialisation en soins intensifs et aide médicale urgente après avoir été diplômée en soins infirmiers, a déjà presté plus de 2500 heures avant de se spécialiser. Laura, en master en sciences de la santé publique après avoir été diplômée en soins infirmiers, a calculé avoir presté 16 mois de stages en quatre ans d’études.

Mais en plus de ces innombrables heures de stages, les trois jeunes soignantes nous confient être submergées par le cumul des cours et des travaux. « L’année dernière, en plus des stages, on avait 18 examens en janvier et 20 en juin avec à chaque fois une seule semaine de blocus. Le Travail de fin d’études (TFE) se passe aussi en même temps que les stages et les cours. Ce n’est pas possible de tenir comme ça », raconte Elodie.

Plongée dans l’univers des soins

On plonge avec Elodie dans la réalité des stages qu’elle effectue en tant que sage-femme. Ça commence la veille du premier jour de chaque nouveau stage : « On va dormir avec la boule au ventre ». Tôt le matin, c’est l’arrivée sur les lieux : « Je dois tout trouver toute seule. La plupart du temps on ne te dit même pas bonjour et tu ne sais pas où poser tes affaires. On ne te le dit pas. » S’enchainent alors les journées de stage mais aussi les nuits : « Ça bousille ton sommeil. On alterne entre les deux mais c’est impossible d’arriver à se concentrer comme ça. Les travailleuses salariées, elles, ne font que des nuits ou que des journées sur de plus longues périodes pour garder un rythme stable. » La fatigue commence alors à se faire sentir, amplifiée par un rythme effréné. Interdiction de s’arrêter : « Quand tu fais des choses qui ne sont pas des actes techniques à proprement parler, comme écouter les patientes, on te reproche ta passivité. Pourtant certaines patientes sont dans des situations inquiétantes et ont besoin d’être entendues. On ne s’assied jamais. On en vient à faire semblant pour qu’on ne nous reproche pas de nous être arrêtées. C’est épuisant. » Alors parfois on atteint le point de rupture, ou presque : « J’ai dû trouver des médecins pour me faire des certificats. Je leur disais que j’étais malade mais j’étais juste épuisée et incapable d’aller en stage. J’ai presque décidé d’arrêter mes études. »

Et quand c’est fini, ça recommence. Céline, explique avoir enchainé les périodes de stage de trois semaines : « Pourtant, il faut déjà un certain temps pour s’adapter. C’est fatigant. Parfois on termine même un stage le dimanche pour en commencer un nouveau le lundi. » Dans ces conditions épuisantes, difficile de garder la tête hors de l’eau et se changer les idées avec des ami·es ne semble pas être une option pour Laura : « J’ai essayé d’avoir une vie sociale mais j’ai réalisé que ce n’était pas possible. »

Les trois étudiantes laissent apercevoir un certain nombre de difficultés et de dysfonctionnements dont elles ont pu faire l’expérience sur les lieux de stages mais un des constats les plus marquants semble être celui de l’omniprésence du harcèlement. Toutes trois ont confié en avoir été témoins voire victimes. Les attitudes hostiles des soignant·es envers les stagiaires commencent dès l’arrivée dans le service. Céline explique que, pour elle, ne recevoir aucun regard en réponse à son « bonjour » lors du premier jour de stage constitue déjà une violence qui se voit renforcée par le rejet constant subi par les stagiaires : « On ne pouvait pas manger à table avec elles [les infirmières, ndlr.]. On devait rester entre stagiaires et manger dans le couloir. »

Elodie en parle également : « On en entend envers les patientes mais aussi dans toutes les autres discussions. On subit déjà toutes du sexisme dans ces services mais j’ai aussi vu des amies faire face à du racisme. Certaines sont aussi indirectement touchées par des propos homophobes qu’on entend. On sait que si on réagit, on se met en péril. Et quand on sait qu’on va encore rester plusieurs semaines sur le lieu de stage, on ne dit rien parce qu’on n’a pas envie de se faire harceler. » Dans l’école de Laura, des groupes de parole étaient organisés à chaque fin de stage : « Tout le monde finissait par pleurer en racontant des histoires de harcèlement plus horribles les unes que les autres. » Aucune étudiante ne semble y échapper et pourtant, toutes trois regrettent que ces situations ne soient pas prises en charge par les écoles.

Après les stages vient pour Elodie la période des questions et des conséquences : « Parfois je me demande à quel moment on va me donner les moyens de remédier aux dommages physiques et psychiques que j’ai subis pendant mes quatre années d’études. Quand on termine c’est très dur. J’ai des amies qui ont décidé de changer de métier parce qu’elles en sont sorties traumatisées. On se retrouve diplômées sans avoir confiance en nos compétences parce qu’on ne nous a jamais dit que c’était bien, ce qu’on faisait. »

Mais des situations difficiles vécues en stages, la solidarité ressort comme une constante à laquelle s’accrocher. Laura l’a vécue avec ses amies de l’école : « On s’appelait en pleurs après nos journées de stage. Il y en avait toujours une ou l’autre qui voulait arrêter ses études. Heureusement qu’on était là pour se soutenir sinon on n’aurait pas terminé. » Pour Céline, c’est avec les étudiantes rencontrées sur le lieu de stage que la solidarité s’organisait : « On se retrouve avec des personnes qu’on ne connait pas. On sait qu’on ne va passer que trois semaines ensemble et pourtant on peut compter les unes sur les autres parce qu’on est dans la même galère. »

Un manque de personnel

Sur les lieux de stages, peu de temps semble être consacré à l’apprentissage. Le personnel manque pour pouvoir fournir un réel travail pédagogique à destination des stagiaires. Ainsi, Elodie nous explique que lors de chaque stage, chaque étudiante est assignée à une sage-femme censée la « prendre en charge » : « Souvent, elle n’a pas le temps de nous expliquer. Au début, on ne fait que la suivre mais au fil des années, on nous demande de plus en plus d’autonomie jusqu’à prendre des patientes entièrement en charge sans aide à partir de la 3ème alors qu’on a encore des choses à apprendre. Les sages-femmes nous confient certaines responsabilités parce qu’elles nous font confiance mais aussi parce qu’elles n’ont pas le temps de le faire elles-mêmes. » Céline considère que « pour tomber sur quelqu’un qui va nous apprendre, il faut avoir de la chance. »

En résumé, les hôpitaux manquent de personnel et le personnel manque donc de temps pour former les étudiantes qui se retrouvent à effectuer gratuitement le même travail que les travailleuses salariées au cours d’un cursus qui compte une quantité démesurée de stages qui comprennent eux-mêmes peu de bénéfices pédagogiques. Difficile alors de nier le rôle de remplacement du personnel manquant que jouent les stagiaires au sein des hôpitaux dans ce contexte. La 4ème année d’études d’Elodie ne compte d’ailleurs que huit semaines de cours, le reste n’étant consitué que de stages. Laura décrit la situation : « La pénurie d’infirmières se fait réellement sentir. En tant que stagiaires on est comptées de la même façon que les membres effectives de l’équipe quand il faut faire les horaires. Pour une stagiaire de plus, on estime qu’on peut compter une infirmière de moins. Souvent on se retrouve à sept étudiantes pour trois infis. »

Elodie regrette le manque de communication à ce sujet de la part des soignantes : « Elles ont aussi l’air de souffrir de la situation mais on subit leur frustration dans la manière dont elles nous traitent. Elles pourraient juste nous dire “c’est compliqué parce qu’on n’est pas assez par rapport au boulot qu’on a”. » Aux problèmes engendrés par ce manque de temps et de personnel s’ajoute la pression pesant sur les stagiaires qui estiment ne pas avoir droit à l’erreur « parce qu’il n’y a pas le temps de vérifier derrière nous », selon Elodie. Pourtant, la santé voire la vie des patient·es se retrouve en jeu dans ces services et particulièrement dans les maternités, ce qui peut mener à des situations stressantes pour des étudiantes censées se trouver en contexte d’apprentissage.

Des stagiaires précaires

Elodie explique avoir tenté de jobber à côté de ses études. Mais après avoir enfin réussi à trouver un travail en tant que livreuse – étant donné la rareté des opportunités assez flexibles pour être conciliables avec les horaires variables des stages – tenir la cadence en cumulant le stage de 8h à 19h et les livraisons de 20h à minuit relevait presque de l’impossible. Pourtant, certaines ont besoin d’un job étudiant pour pouvoir subvenir à leurs besoins et payer leurs études voire leur logement. Le job pendant les vacances apparait alors comme une option pour certaines étudiantes, comme nous l’explique Elodie : « Celles qui travaillent pendant les congés scolaires ne s’arrêtent jamais alors que nos vacances sont plus que nécessaires parce qu’on est épuisées. »

Elle continue : « La non-rémunération des stages, c’est une catastrophe. Je ne comprends pas comment on peut faire ces études sans soutien financier. Il y en a qui doivent alléger leurs études pour pouvoir travailler à côté. Mais au plus on allège, au plus on doit payer d’années de minerval. » Non seulement les stages constituent en eux-mêmes une forme de travail gratuit mais en plus les frais engendrés par ceux-ci – transport, matériel, etc. – ne sont pas remboursés. Pourtant, certaines étudiantes se voient même dans l’obligation de louer un Airbnb lorsque leur lieu de stage est trop éloigné de leur logement. Les étudiantes en arrivent donc à devoir débourser de l’argent pour effectuer leurs stages.

Un travail féminin

Elodie se rappelle de ses collègues : presque exclusivement des femmes bien que les médecins et gynécologues soient, eux, majoritairement des hommes. Une différence de statut qui se retrouve bien ancrée dans les normes sociales de genre selon Elodie : « La société nous a appris qu’en tant que femmes, ce n’était pas grave si on n’était pas bien payées. Donc on accepte des salaires merdiques et des conditions de travail merdiques. Les sages-femmes elles-mêmes sous-estiment la valeur de leur travail parce qu’on nous a fait croire que c’était naturel pour nous de prendre soin des autres, que c’était une vocation et que ça ne représentait pas vraiment du travail. » Elle pointe par ailleurs la double peine subie par les sages-femmes dont elle trouve le travail « doublement dévalorisé » : « Je pense que ce secteur est encore moins considéré parce qu’en plus d’être un personnel féminin, on s’occupe de la santé des femmes. »

L’expression « travail reproductif » est employée pour qualifier le travail essentiellement féminin et presque toujours gratuit – quand ce n’est pas le cas, il est sous-payé et dévalorisé – permettant le maintien et la survie de la force de travail. Il peut s’agir du travail domestique mais aussi d’autres sortes de travail de care (soin aux autres) comme les soins de santé. Si la crise du Covid-19 a mis en exergue le rôle essentiel du travail reproductif et particulièrement des soins de santé, elle n’a pas pour autant permis de répondre à la nécessité d’une meilleure rémunération ou de meilleures conditions de travail, laissant même à penser qu’applaudissements et remerciements pourraient s’y substituer.

Des soins marchandisés

Lorsqu’elle se penche sur la cause des problèmes auxquels font face les stagiaires, Elodie tient à évoquer la marchandisation des soins de santé : « Je pense que tous ces problèmes sont dus au fait que l’hôpital est vu comme une entreprise qui doit faire de l’argent plutôt que comme une institution publique qui est là pour administrer des soins à des personnes qui en ont besoin. On ne considère que les actes techniques mais à côté il y a tout le travail de care et c’est ça, le cœur de notre métier. On déshumanise de plus en plus nos métiers. » Dans cette logique marchande, les femmes sont utilisées comme une main d’œuvre gratuite et interchangeable servant à pallier le manque de financement des services publics.

Mais face à cette exploitation institutionnalisée, une résistance est possible. Au Québec, les Comités Unitaires sur le Travail Etudiant (CUTE) ont mené une lutte contre l’exploitation du travail étudiant. La non-rémunération des stages touchant principalement les secteurs les plus féminisés, leurs revendications avaient une réelle portée féministe. En 2019, suite à cette lutte, des milliers de stagiaires ont fait grève autour des slogans « Femmes en grève, grève des stages » et « L’exploitation n’est pas une vocation ».


[*] Les prénoms ont été changés pour garantir l’anonymat des trois étudiantes


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