Une analyse de Julien Scharpé, chargé de communication aux Jeunes FGTB
La question des métiers en pénurie revient périodiquement dans l’arène médiatique. Différents acteurs du monde patronal expriment leurs difficultés à recruter des talents1 et trouver des solutions pour remédier à cette problématique2.
Sans surprise, la réponse des partis de droite consiste généralement à opposer les chiffres du chômage en Wallonie à ceux des postes vacants3, comme si les freins à l’embauche se limitaient à de la mauvaise volonté. Il n’existe pas une semaine où Georges-Louis Bouchez ne s’attaque à l’assurance chômage et n’essaye de faire de la limitation des allocations dans le temps un enjeu électoral.
Le Mouvement Réformateur est pourtant le parti qui nuit le plus à l’accès au travail. Les réformes successives menées par les libéraux dans l’enseignement supérieur visent à restreindre le nombre d’étudiant·es et en bout de course, le nombre de travailleur·euses hautement qualifié·es.
Quels sont les métiers en pénurie ?
En décembre 2023, les trois secteurs comptant le plus de postes vacants étaient le non-marchand, les sciences & services, et l’industrie. Ils représentent à eux seuls 55,6% des emplois à pourvoir et sont rarement cités lorsque les libéraux déplorent le manque de main-d’œuvre.
On peut diviser les métiers en pénurie en deux catégories distinctes. La première porte sur les métiers lourds et mal rémunérés. La Cellule de lutte contre les discriminations a publié une étude4 en décembre 2022 qui mettait en lumière le manque d’attractivité des contrats proposés : faibles salaires, contrats à durée déterminée, travail à temps partiel, etc.
La seconde catégorie porte sur les métiers hautement qualifiés. Les postes en pénurie concernent notamment le secteur informatique, les métiers de la santé ou encore l’ingénierie industrielle. Il s’agit de postes clefs dans les trois secteurs d’activité les plus touchés.
Pour avoir une idée du niveau de qualification requis pour obtenir un emploi, prenons par exemple une source qu’on ne peut pas reprocher d’avoir des collusions syndicales. La Fédération belge des industries chimiques présentait dans son baromètre annuel de 2022 cette répartition des opportunités d’emploi selon le niveau de qualification5 : 26% enseignement secondaire supérieur, 32% bachelier, 19% master, 15% ingénieur, 9% doctorat.
Selon la même source, les métiers en développement dans le secteur industriel de la chimie sont les analystes de donnée, les experts en intelligence artificielle et différents métiers liés à la digitalisation. Des postes nécessitant au minimum un bachelier dans lequel les étudiant·es apprennent à travailler la gestion de bases de données ; comme des sociologues ou des ingénieur·es en informatique.
Y compris dans le non-marchand, de nombreux emplois nécessitent aujourd’hui un niveau de qualification élevé. Il n’est pas possible de forcer quelqu’un à s’improviser médecin, infirmier·ère ou aide-soignant·e. La question de l’accès aux formations et qualifications doit être pensée à une échelle bien plus large que les débats actuels sur l’efficacité du Forem et d’Actiris6.
Les causes de l’inemploi en Wallonie
Paradoxalement, la demande d’emploi n’a jamais été aussi élevée en Belgique sans que l’ensemble des travailleur·euses de Wallonie en profitent. La région connaissait encore un chômage de 8% au premier trimestre 2023 contre 3% en Flandre. Observer la répartition du niveau de diplôme au sein de la population permet de mieux comprendre cette différence.
Comme le montrent les statistiques de l’IWEPS, l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique, les travailleur·euses disposant d’un diplôme de l’enseignement supérieur sont celleux qui souffrent le moins du chômage7. Iels connaissent un taux de chômage frictionnel de 4% qui correspond aux standards d’une économie de plein emploi. Alors que l’Union Européenne s’est donnée comme objectif un taux d’emploi de 80%, les diplômé·es wallon·nes de l’enseignement supérieur atteignent déjà un taux d’emploi de 89%.
Le taux d’emploi baisse à 36% pour les personnes sans diplôme ou disposant uniquement de leur CEB. Dans une moindre mesure, les personnes disposant uniquement de leur diplôme secondaire inférieur connaissent des difficultés d’accès à l’emploi similaires.
Selon, Statbel8 la population âgée de 30-34 disposant d’un diplôme d’enseignement supérieur est de de 56,2% en Flandre et de 44,3% en Wallonie. La disparité entre les deux régions explique en partie les difficultés pour la Wallonie de résorber son taux de chômage et pose la question des politiques d’accès à l’enseignement supérieur.
Cœur à droite et le portefeuille à droite
L’enseignement francophone en Belgique est connu pour être l’un des plus inégalitaires des pays de l’OCDE. Contrairement aux idées reçues, son niveau est bon mais connaît une ségrégation sociale extrêmement forte.
En 2000, une étude9 montrait que seuls 2% des étudiant·es diplômées de l’université étaient issus de milieux ouvriers. Depuis, aucun recensement n’a été réalisé pour observer l’évolution des inégalités. Les responsables académiques et politiques considéraient cette question plutôt gênante comme une problématique à mettre sous le tapis. La priorité des politiques d’enseignement a surtout porté sur la présence des universités dans des classements internationaux et la nécessité de résorber les conséquences de la hausse des inscriptions.
Pour répondre à la « massification » de l’enseignement supérieur, différents examens d’entrée et concours ont été mis en place dans des filières comme l’ingénierie civile et la médecine. Cette année, l’entrée en vigueur d’une réforme du décret Paysage restreint les conditions d’admission des étudiant·es et en exclura des milliers de leur cursus10. Les solutions des libéraux concernant le manque d’encadrement des étudiant·es se résument toutes à exclure les étudiant·es rencontrant des difficultés.
Les politiques d’accès à l’enseignement supérieur ont également été marquées par le manque de politiques sociales. Les solutions proposées par les libéraux ont consisté à accroître la flexibilisation des jobs étudiants comme s’il était possible d’ajouter indéfiniment des heures de travail en plus de suivre cours11.
Ce que veulent les libéraux
Au regard des politiques menées par le MR au sein de l’enseignement supérieur et les besoins de la Wallonie en termes d’emploi, le discours de Georges-Louis Bouchez apparaît comme déconnecté de la réalité. On comprend assez vite qu’il attaque davantage l’assurance chômage qu’il ne cherche de solutions pour résoudre les difficultés économiques que connaissent les bassins industriels wallons.
Il semble évident que tendre un clavier à un·e travailleur·euse sans emploi pour en faire un·e analyste de données ou porter un stéthoscope est insuffisant pour travailler en hôpital. La question de l’accès à la formation doit être prise au sérieux et ne devrait pas être prisonnière de vulgaires campagnes de marketing électoral.
L’attitude du MR témoigne de leur tournant réactionnaire. À leurs yeux, l’accès aux diplômes universitaires doit rester un privilège de classe. Il n’est pas question d’élever l’accès à l’emploi de qualité pour toutes et tous, mais de baisser le niveau de vie de ceux qui ont déjà le plus de difficultés.
En s’attaquant à l’assurance chômage, les libéraux savent très bien qu’ils s’attaquent à la capacité des syndicats de négocier à la hausse des salaires. Leur seul objectif est de détourner l’attention médiatique sur des enjeux qui les dérangent depuis plusieurs années : la nécessité d’investir dans l’enseignement public et réviser la loi de 96.
- https://www.manpower.be/fr/penurie-de-talents ↩︎
- Comment les entreprises font face à la pénurie de main-d’œuvre, L’Écho, 10 septembre 2022 ↩︎
- https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/un-front-de-quatre-partis-pour-limiter-le-chomage-dans-le-temps/10464701.html ↩︎
- Un autre regard sur les fonctions critiques & les métiers en pénurie, CLCD, Décembre 2022 ↩︎
- Le nombre d’opportunités d’emploi dans le secteur pharma, biotech et chimique atteint des records, Essenscia, 1er juillet 2022 ↩︎
- Le Forem pas suffisamment efficace pour Maxime Prévot (Les Engagés) : “C’est un mammouth”, rtbof.info, 22 décembre 2022 ↩︎
- https://www.iweps.be/indicateur-statistique/niveau-de-diplome-de-population-de-25-ans-plus/ ↩︎
- https://statbel.fgov.be/fr/themes/emploi-formation/formation-et-enseignement/niveau-dinstruction ↩︎
- Actes du 1er Congrès des chercheurs en éducation, 24-25 mai 2000, Bruxelles, Ministère de la Communauté française ↩︎
- https://use.be/la-reforme-du-decret-paysage/ ↩︎
- Théoriquement, une année de cursus académique correspond à 1800h d’activité. ↩︎