Benjamin VANDEVANDEL, Détaché pédagogique aux Jeunes FGTB
Les alternatives à l’enseignement « classique » rencontrent un succès grandissant depuis plusieurs années, particulièrement autour de quatre noms : Montessori, Steiner, Decroly et Freinet. L’histoire de la pédagogie, loin d’être figée, comprend pourtant des essais alternatifs bien plus nombreux, qu’ils soient théoriques ou pratiques.
Si nous devions donner une base connue à la modernisation scolaire, Jules Ferry (1832-1893) est l’une des personnalités incontournables en France comme en Belgique. Rien d’étonnant lorsqu’on le sait considéré comme le père de l’école « publique laïque, gratuite et obligatoire » : il est normal que nombre de décideurs et décideuses veuillent s’inscrire dans sa continuité. Si on ne peut nier que son action a amené une partie croissante de la population à sortir de l’analphabétisme, le présenter comme partisan d’une réelle volonté d’égalité des chances dans l’accès aux plus hautes fonctions par le plus grand nombre est quelque peu naïf : l’un des objectifs de Ferry était surtout de faire enseigner le français au détriment des langues régionales afin que tout un chacun puisse comprendre lois et règlements ainsi que les ordres en temps de guerre. Ferry prône une instruction du peuple mais contrôlée afin de justement éviter toute étincelle révolutionnaire : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes […] Si cet état de chose se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 28 mai 1871[1] »[2]. Là où Henri Bellenger[3] écrivait le 7 mai 1871 qu’ « il faut que chaque homme occupé à un travail physique puisse écrire un livre, avec sentiment et talent, sans quitter son établi », Ferry choisit l’école publique et gratuite pour le peuple et laisse les collèges et lycées payants aux élites.
Cette crainte de Ferry de l’expérience communarde illustre sa volonté d’une école « du peuple » et non d’une école pour le peuple ou par le peuple. La Commune va pourtant, avec ses héritiers et héritières, influencer nombre de personnes clés des pédagogies alternatives.
Louise Michel (1830-1905), pose les bases des alternatives actuelles : « J’étais tout particulièrement concernée par la réforme de l’enseignement qu’entreprenait la Commune sur des bases très saines : respecter la conscience de l’enfant, en faire un citoyen responsable, capable d’aimer ses semblables, lui inspirer l’amour de la justice. C’étaient aussi les buts que je m’efforçais d’atteindre dans ma classe depuis de longues années »[4] Déjà cette notion de « citoyen responsable » reprise encore aujourd’hui dans les textes de la Fédération Wallonie Bruxelles… preuve s’il en est besoin de définir ce qu’est être « citoyen » et « responsable ».
Fernand Pelloutier (1867-1901) va encore plus loin dans son envie de libérer le peuple d’une instruction établie qui perpétue les inégalités sociales, économiques et culturelles. « Il serait puéril de croire et d’espérer que l’Etat, sauvegarde des hautes classes, consentit, en rendant à la collectivité la liberté de l’enseignement, à briser lui-même son meilleur instrument de domination »[5]. Héritier direct des idées de la Commune, il affirme que ce « qu’il manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups ». Cette dernière affirmation est criante d’actualité, tant le lobbying de McKinsey et autres « Fondation pour l’enseignement » veut vider l’école de tout ce qui n‘est pas une utilité directe à la « réalité des entreprises ». Héritier des pensées de la Commune, Pelloutier défend l’édification de Musées du travail où seront exposés l’ensemble des rouages de l’exploitation capitaliste, un enseignement intégral prônant la compréhension de tous les mécanismes de la société.
Francisco Ferrer (1859-1909), grand théoricien de « L’école moderne », dira préférer « la spontanéité libre d’un enfant qui ne sait rien que l’instruction de mots et la déformation intellectuelle d’un enfant qui a subi l’éducation de maintenant »[6]. Même s’il se revendique des idéaux éducatifs de l’enseignement intégral de Paul Robin, Ferrer est moins radical que ce dernier malgré une évidente ouverture au mouvement révolutionnaire ouvrier dont il reprend certains invariants de l’éducation libertaire.
Albert Thierry (1881-1915) pense une réelle éducation pour le peuple et par le peuple, amenant l’action directe propre au syndicalisme révolutionnaire dans sa classe. Il ne se repose sur aucun programme, tire sa pédagogie par l’observation des élèves, leurs besoins, leur expérience, leur curiosité et même leur fatigue. On ne peut pour lui aborder la question pédagogique sans tenir compte des conditions sociales de sa mise en œuvre. Il met la théorique égalité de l’école voulue par Ferry devant ses propres contradictions : comment amener à une école égalitaire et à l’égalité elle-même dans une société profondément inégalitaire ?
Janusz Korczak (1878-1942) est l’un des noms les plus méconnus du grand public. Son influence est pourtant immense et il est considéré comme l’inspirateur de la Convention des Droits de l’Enfant. La conception de sa pédagogie part du constat que le monde est injuste, mal dirigé et mal organisé. Il crée une pédagogie, son « Ecole de la vie », pour les prolétaires et au service du prolétariat. Pour appliquer ses théories, il prend la direction d’un orphelinat dans lequel il enseigne qu’éduquer, c’est coopérer. Il ne veut pas d’un enseignement théorique de la démocratie ; ses élèves la vivent par leur participation à toutes les activités du lieu. Korczak abolit l’opposition entre travail manuel et intellectuel, prône l’autogestion, la rotation des tâches. Chaque élève voit, apprend, lit, comprend, et aime : « Les enfants ne sont pas de futures personnes ; ce sont déjà des personnes… Les enfants sont des êtres dont l’âme contient les germes de toutes les pensées et de toutes les émotions qui nous animent. La croissance de ces germes doit être guidée en douceur »[7]. Refusant de quitter ses élèves, il meurt avec eux dans l’enfer des camps d’extermination.
Cette liste non exhaustive nous amène à nous poser de nombreuses questions sur les pédagogies alternatives telles qu’appliquées aujourd’hui : laquelle de celles-ci place encore, au cœur de ses objectifs, un changement radical des mentalités ? Laquelle désire encore changer les paradigmes de notre société capitaliste ? Qu’avons-nous gardé des idéaux de base de ces penseuses et penseurs, qu’avons-nous évacué car jugé trop dangereux pour le système en place ?
Pour en savoir plus :
- Grégory Chambat, « L’école des barricades », Libertalia
- Grégory Chambat, « Pédagogie et révolution », Libertalia
- Laurence Biberfeld et Grégory Chambat, « Apprendre à désobéir », Libertalia
- Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux, « Le salut par l’alternance », La Dispute
- Christian Laval et al, « La nouvelle école capitaliste », La Découverte
- Laurence De Cock, « Sur l’enseignement de l’Histoire », Libertalia
- Nico Hirtt, « Les nouveaux maîtres de l’école », Aden
- « Mauvais élèves », un film de Nicolas Ubelmann et Sophie Mitrani, Staraya Films et Régie Sud
[1] Référence directe à l’insurrection de la Commune de Paris
[2] Discours de Ferry devant le conseil général des Vosges, 1879
[3] Journaliste auprès du « Vengeur » et du « Cri du peuple » durant la Commune de Paris
[4] Louise Michel, « Mémoires », citée dans Grégory. Chambat, « L’école des barricades », Libertalia, page 49
[5] Fernand Pelloutier, « L’Enseignement en société libertaire », La Question Sociale, 1895
[6] Grégory Chambat, « L’école des barricades », Libertalia, page 70
[7] https://www.icem-pedagogie-freinet.org/book/export/html/29215