Par Benjamin Vandevandel, formateur au CEPAG
Depuis quelques années, le monde du cinéma est sujet à une forme de renouveau dans l’attribution de ses plus hautes récompenses : Oscar du meilleur film, en plus de celui du meilleur film international, pour un métrage sud-coréen (Parasite, 2019), 1er Golden Globe attribué à une actrice autochtone (Lily Gladstone, 2024), 1ère actrice asiatique lauréate de l’Oscar correspondant (Michele yeoh, 2023), … et 1ère Palme d’Or attribuée à une réalisatrice seule, à savoir à Julia Ducournau pour son film Titane en 2021. Ces prix ont, comme on pouvait s’y attendre, provoqué l’ire de certains médias conservateurs et ce pour les raisons habituelles : dictature des minorités, notion de « quotas », faire plaisir aux féministes, « wokisme », … Nous avons l’habitude. Mais en y regardant de plus près, le cas de Titane est également un signe de renouveau cinématographique qui tend à déplaire tout autant à la presse classique et ce pour des raisons bien différentes de celles des extrémistes notoires.
En guise de préambule, un bref résumé s’impose : Alexia est victime enfant d’un grave accident de voiture qui lui impose la greffe d’une plaque de Titane dans le crâne. Devenue adulte, elle est incapable de se lier avec qui que ce soit, toute tentative de relation se soldant par une incontrôlable pulsion meurtrière ; elle n’est au final capable de relation sensorielle et sexuelle qu’avec des voitures. Recherchée comme tueuse en série, elle cache ses atouts féminins afin de se faire passer pour Adrien, enfant disparu 10 années plus tôt et de retour chez son père Vincent. Elle se rend compte alors qu’elle est tombée enceinte d’une créature hybride.
Le métrage de Ducournau fut non seulement l’objet de critiques de la part des conservateur·rices pour les thèmes qu’il aborde (soi-disant métrage pro-trans, anti-homme car mettant en scène la masculinité toxique, déviant et contraire à la bonne morale, violence gratuite, …), mais aussi de la part de journalistes « classiques » par le simple fait de son appropriation de caractéristiques du cinéma dit « de genre. » Pour donner une illustration, Hugues Dayez vit dans cette récompense « le désolant triomphe du cinéma creux et tape-à-l’œil. » On sait le chroniqueur cinéma de la RTBF très peu porté sur le cinéma de genre (ce qui est son droit le plus strict), mais nous ne pouvons souscrire à une telle affirmation tant le film de Ducournau est l’exemple type d’une œuvre riche et profondément ancrée dans son époque.
En effet, la réalisatrice nous offre un traitement novateur sur des thématiques qui résonnent dans l’actualité : la notion de genre, le patriarcat, la recherche de la perfection anatomique, la quête de liens sociaux et amoureux ou encore le rapport à la maternité. Julia Ducournau s’approprie ses notions au travers du parcours de son héroïne Alexia (brillamment interprétée par Agathe Rousselle) en en faisant tour à tour un personnage féminin, androgyne ou masculin. Par la mise en scène, la musique, le bruitage, la photographie ou encore l’éclairage, Ducournau s’empare des stéréotypes genrés pour mieux les tordre, les transformer et au final démontrer leur profonde vacuité, le point d’orgue étant atteint lorsque Vincent (Vincent Lindon, phénoménal en sexagénaire accro aux stéroïdes) affirme à Alexia qu’il se fiche de connaître son (ses) identité(s). Pour lui, iel est son enfant disparu·e il y a 10 ans et il l’aimera toujours comme tel·le. Reconnu·e en tant qu’être humain, Alexia/Adrien trouve son humanité et est enfin capable de sentiments sans envie irrépressible de tuer. Ducournau porte à notre réflexion les injonctions sociétales irréalisables dont on nous abreuve, souvent sans aucun sens, et que nous nous efforçons pourtant souvent d’atteindre : idéalisation du corps parfait, cacher son vieillissement, respecter des codes absurdes de virilité ou de féminité, hiérarchiser et classifier, … Clairement, les normes sociétales en prennent plein la gueule.
Ajoutons que le choix de faire de son drame psychologique un métrage aussi hybride que son personnage principal est un parti-pris réussi. Titane est tour à tour triste, grotesque, parfois drôle, … mais aussi violent et gore en appelant aux codes du cinéma d’horreur. Le genre n’est guère mis en avant et fort déprécié dans le cinéma hexagonal et ce depuis des décennies ; le sacre de Titane est aussi celui d’un cinéma qui fut très longtemps censuré et parfois affublé de la classification « X » interdisant toute exploitation en salles. La consécration de Titane est la marque d’une génération d’artistes qui, en intégrant les jurys décisionnaires, rend hommage à des œuvres que certain·es de leurs prédécesseur·euses auraient cachés dans l’arrière-salle des vidéoclubs.
Rappelons-nous enfin que le cinéma de genre a été marqué par des figures féminines qui démolissent les rôles imposés par le patriarcat. Helen Ripley de la saga Alien est une meneuse d’homme, Sarah Connor est la figure de la résistance dans Terminator, Sidney Prescott vient à bout des tueurs de Scream, Furiosa succède à Mad Max et Lorraine comme Maxine tiennent les rênes du pouvoir dans X.
En conclusion, le métrage semble une nouvelle étape dans la réflexion transhumaniste (voire posthumaniste) entamée par des réalisateurs comme David Cronenberg ou Shin’ya Tsukamoto : quelle sera la prochaine évolution humaine intégrant les progrès technologiques comme scientifiques ? Dépasserons-nous le simple stade de créature genrée/sexuée telle que nous la classifions aujourd’hui ? Ducournau est, au travers de son second long-métrage, l’héritière d’une tradition cinématographique riche et puissante mais privée d’accès au grand public durant des années. Elle nous pose moult questions dans Titane ; à nous d’interpréter son œuvre pour y réfléchir.