Orville Pletschette, chargé de mission sur les coopératives et l’économie sociale au CEPAG
L’économie collaborative évoque couramment des idées de surexploitation, bien qu’à l’origine ce concept d’économie du partage, de pair à pair… semblait permettre de voir se développer de nouvelles formes de mutualisation, certes fondées sur les technologies portant des possibilités d’intermédiations multiples afin d’atteindre cette forme d’économie d’échange de biens et de services dans tous les domaines. Hélas, le phénomène de l’économie de plateforme recouvre aujourd’hui une majorité de nouvelles formes d’interactions économiques qui permettent l’exploitation à outrance de ressources et de travailleur·euses (notamment les coursier·ères à vélo) pour générer des profits capitalistes en réduisant les coûts sur le travail, tout en se dédouanant du salariat, de ses protections et des droits sociaux qui en découlent.
Face aux nombreux excès, on devrait pouvoir attendre une régularisation législative de ce phénomène, tant au niveau politique qu’institutionnel, en parallèle avec les combats syndicaux et différentes initiatives collectives et solidaires visant à améliorer les conditions de travail des travailleur·euses de plateforme. En attendant, il existe des initiatives socio-économiques alternatives qui ont permis de répondre très concrètement aux défis de l’économie de plateforme : les coopératives de plateforme.
Pour le professeur américain Trebor Scholz[1], qui travaille dans le pays où est née l’économie de plateforme, il est secondaire de lutter contre le capitalisme par la voie traditionnelle, puisque l’innovation numérique repose sur la disruption. Celle-ci brise les anciens cadres et leurs règles, invente de nouveaux modèles économiques plaçant les travailleur·euses dans des conditions inédites qui échappent aux définitions juridiques, et crée des espaces où seul le code informatique fait loi. D’après Scholz, il est important de se placer justement dans la perspective de ces travailleur·euses comme étant un sujet politique bien plus essentiel que le·la consommateur·rice, au-delà de l’impact que pourrait avoir le·la consom’acteur·rice[2] à ne vouloir se limiter qu’à guider l’offre et les choix du marché vers le plus éthique.
Dans cette perspective, les plateformes numériques pourraient tout à fait contribuer au développement d’une économie authentiquement solidaire si elles étaient transformées et évoluaient en coopératives. En effet, tel un « corps étranger » dans l’économie de marché qui résiste à toutes les thérapies du choc depuis deux siècles, la coopérative est une structure qui redonne le pouvoir de décision aux travailleur·euses et favorise les processus démocratiques, la coopération, l’autonomie et repense la propriété collective.
En Belgique, et plus généralement en Europe, de nombreuses coopératives de plateforme ont vu le jour en alternative à l’économie de plateforme, notamment dans le secteur de la cyclo-logistique et des livraisons à vélo. Pour ne prendre que deux exemples, nous citerons la coopérative Molenbike basée à Bruxelles et celle de Rayon 9 à Liège, toutes les deux membres de CoopCycle, la fédération internationale des coopératives de livraison à vélo[3]. Gouvernée démocratiquement, CoopCycle repose sur la solidarité entre les coopératives et les livreur·euses et elle leur permet de réduire leurs coûts grâce à la mutualisation de services, tout en créant une force collective pour défendre leurs droits.
CoopCycle est surtout l’outil informatique de cyclo-logistique en code ouvert, avec un logiciel protégé par une licence et dont l’utilisation est réservée aux coopératives membres bénéficiant ainsi de services mutualisés, que ce soit le volet commercial, logistique ou l’interface du dispatching des livraisons, jusqu’à la prise de contact avec les clients. Cet outil permet donc aux coopératives de se structurer et de gérer elles-mêmes leurs courses en s’affranchissant des plateformes, tout en permettant aux commerçant·es, restaurateur·rices et client·es d’accéder à leurs services, qui, pour la plupart, sont en recherche d’une plus-value locale, sociale et environnementale, non issue des plateformes. D’ailleurs, une des conditions d’accès pour adhérer à CoopCycle est de proscrire tout engagement de faux·sses indépendant·es de type auto-entrepreneur·euses parmi les coursier·ères. L’accès au code informatique est quant à lui de la co-propriété des travailleur·euses qui peuvent l’adapter à leurs besoins, ce qui diffère totalement des plateformes dont l’algorithme est tenu secret.
Aujourd’hui, CoopCycle est composée d’au moins 75 structures de livraison dont certaines sont actives dans la food-tech et connaissent une certaine réussite économique, situées dans des villes avec une forte densité de restaurants et œuvrant dans un périmètre donné. La plupart de ces structures sont organisées par d’ancien·nes livreur·euses de plateforme ayant voulu mettre en place une nouvelle alternative éthique auprès des mêmes restaurateur·rices qu’iels avaient l’habitude de livrer. Néanmoins, il n’est pas toujours possible d’assurer ces services de livraison face aux géants de l’ubérisation qui se permettent d’assurer n’importe quelle livraison en 20 minutes, se reposant sur une masse de livreur·euses disponibles sous-payé·es et dont la plupart patiente souvent un trop long moment avant de pouvoir effectuer une livraison avec, à la clef, un paiement à la course et non pas un salaire-horaire. Ainsi, la moitié des coopératives membres de CoopCycle se sont plutôt orientées vers d’autres activités de logistique.
À Bruxelles, la coopérative Molenbike se présente comme une plateforme mutualisée proposant des solutions logistiques locales et équitables à vélo donc à faible impact environnemental, le tout en favorisant l’économie en circuit court dans la capitale. Composée d’ancien·nes livreur·euses de Take Eat Easy et de Deliveroo, la coopérative a à cœur de rémunérer justement et durablement ses coursier·ères avec comme finalité sociale une logique de commerce équitable. En effet, Molenbike assure un service journalier de livraison de produits frais, locaux et éco-responsables entre les opérateur·rices et leurs client·es en Région de Bruxelles-Capitale et s’intègre dans une logique d’économie circulaire des matières premières en récupérant invendus et vidanges. Elle permet aussi aux travailleur·ses de participer activement au développement de la structure.
En Wallonie, à Liège, la coopérative Rayon 9 assure, elle aussi, des livraisons logistiques à vélo cargo. Deux considérations ont été à l’origine de la création de la société coopérative : l’une plutôt environnementale, face à la pollution et la congestion logistique constatées dans la ville de Liège ; l’autre plutôt sociale, face à l’emploi délétère des jeunes coursier·ères, qui se retrouvent parfois accidenté·es et sans droits. Rayon 9 a donc tenu à créer des emplois salariés favorisant le plus de contrats de travail à durée indéterminée possible, tout en permettant aux coursier·ères un choix au niveau du temps, du régime et des horaires de travail. On y recherche également à ce que les conditions de travail des coursier·ères soient qualitativement élevées, avec les outils (vélo, équipements) qui leur sont mis à disposition tout en restant la propriété collective de l’entreprise coopérative.
Les avantages de la coopérative permettent de tendre vers ce modèle économique plus vertueux, avec un cadre de participation démocratique des travailleur·euses, une limitation des dividendes afin de privilégier l’investissement dans les besoins de l’entreprise coopérative et en mettant les coursier·ères au centre. Le modèle des coopératives de livraison à vélo représente donc une solution sociale et écologique face au développement de l’économie de plateforme. Il est donc primordial d’en faire la promotion. Les pouvoirs publics doivent créer un environnement favorable pour les coopératives, en s’inscrivant davantage dans ce type de logiques pro-climat de relocalisation plutôt que dans des logiques capitalistes de sur-exploitation des coursier·ères.
[1] Directeur de l’Institute for the Cooperative Digital Economy at The New School à New York.
[2] Le consom’acteur·trice est un consommateur·trice qui se réapproprie l’acte de consommation en faisant usage de son pouvoir d’achat pour protéger les valeurs et les causes qu’il défend.
[3] Il existe aussi les coopératives de livraison à vélo Dioxyde de Gambette à Bruxelles et Coursiers wallons à Namur et Mons, qui sont aussi bien membres de CoopCycle que de la fédération belge de logistique à vélo (Belgian Cycle Logistics Federation), tout comme Molenbike et Rayon 9.