Jeanne Vercheval est l’une des fondatrices des « Marie Mineur », collectif féministe ouvrier du début des années 70 dont l’objectif était de dénoncer les inégalités de genre et revendiquer l’égalité salariale. Confrontée au quotidien à la crise et aux fermetures d’entreprises, elle défend ardemment les droits des travailleuses et des chômeuses. Jeanne participa, entre autre, au « Petit livre rouge des femmes », à l’organisation de la première journée des femmes, à la lutte pour la dépénalisation de l’avortement. Dans un autre registre, elle a co-fondé avec son mari, le musée de la Photographie.
Que penses-tu de la période actuelle ?
Bien plus que les virus et les risques de transmission, ce qui me fait peur, c’est de voir nos libertés fondamentales se réduire comme peau de chagrin, sans qu’il y ait de protestations ! Ce n’est pas nouveau. Dès les années 80, l’obligation d’un numéro national sur nos cartes d’identité avait soulevé des protestations. Nous en sommes aujourd’hui aux empreintes digitales. Demain ce sera notre ADN ! Le traçage se banalise. Nous sommes surveillés en permanence. En rue par des caméras. Nos portables sont des mouchards de haute technologie. La délation et les violences policières font partie du quotidien. L’extrême-droite a fait des émules. Et ceux qui se cachent derrière le « je n’ai rien à cacher » s’en foutent …
Je suis très en colère. Je sais que la colère est réductrice mais, vu mon grand âge, elle m’aide à ne pas sombrer dans la désespérance. Le capitalisme est plus puissant que jamais et il dicte sa loi. Premier responsable du réchauffement climatique, il est une grave menace pour les générations à venir. Mon impuissance face à la déshumanisation, au racisme, à la lâcheté des Etats me tourmente. Aussi, je me réjouis de voir que les jeunes se mobilisent, descendent dans les rues, et que les jeunes femmes, ici et ailleurs, soient désormais à l’avant-garde…
Peux-tu revenir sur l’expérience que tu as menée avec les Marie Mineur ? Quel regard portes-tu sur ce combat et sur ce qu’il a apporté ?
Rappelons que la directive A travail égal, salaire égal, qui nous a motivées, était inscrite dans le Traité de Rome en 1957, et qu’elle avait déjà été imposée par l’OIT dans le Traité de Versailles en 1919 ! En 1966, la grève des femmes de la FN avait mis en évidence les entourloupettes patronales pour contourner son application, ce qui a suscité la création du Comité « A travail égal, salaire égal ».
En octobre 1967 l’Arrêté Royal 40, concocté durant les 7 mois de pouvoirs spéciaux que s’était octroyé le gouvernement PSC-PLP, confirme le principe de l’égalité des salaires, mais il s’accompagne d’une série de mesures qui confortent la ségrégation sexuée du travail comme l’interdiction des travaux lourds ou insalubres et le travail de nuit, lequel est assorti de dérogations, par exemple pour le travail des infirmières…
A la FGTB comme à la CSC, les commissions « femmes » n’avaient aucun pouvoir. La misogynie de Louis Major sape carrément le travail de la commission allant jusqu’à supprimer la page spéciale dans l’hebdomadaire syndical. Emilienne Brunfaut dit lui avoir envoyé pendant 10 ans des dizaines de rapports, articles, documentation sans jamais recevoir ne fut-ce qu’un accusé de réception. Les conventions collectives musèlent le combat des femmes. Quand des avocates bénévoles proposent de soulever des cas de discrimination salariale, les syndicats se dérobent et refusent de soutenir les plaignantes, la discrimination incriminée étant stipulée dans la convention collective…Les féministes vont jouer les empêcheuses de tourner en rond !
En mars 1970, la presse relate l’incursion des Dolle Mina, cigares aux lèvres, dans le hall d’une compagnie d’assurances anversoise qui interdit à ses employées de fumer, une interdiction qui ne touche pas les hommes. Elles revendiquent avec humour le droit au cancer du poumon… et un salaire égal pour un travail égal.
Séduite par la manière de traiter le sexisme ancré dans les réalités sociales, je fais savoir aux Dolle Mina que si elles existent en Wallonie, je veux en être ! Elles me suggèrent plutôt de créer un groupe et d’adopter le nom de Marie Mineur, militante féministe de Verviers, membre de la Première Internationale. Avec une dizaine d’amies et collègues de travail nous rédigeons une enquête. Elle est distribuée aux portes d’usines à forte concentration féminine – verreries et gobeleterie de Manage, textile à Binche, Faïencerie Boch et Kwata à La Louvière.
Notre questionnaire aborde l’égalité des salaires, la double journée de travail, le manque de crèches, le syndicalisme… Les réponses nous apprennent qu’il a été apprécié et pris en charge en interne par les ouvrières les plus combattives. Nous sommes tout naturellement devenues leur porte-voix.
Parallèlement, nous avons été assez vite confrontées au problème des avortements clandestins. Nous avons donc créé un réseau qui nous a permis d’aider des dizaines de femmes.
On peut dire aujourd’hui que les féministes ont arraché, une à une, des réformes qui ont profité à toute la société. Elles ont bousculé les syndicats, les politiques, les relations amoureuses et familiales. Mais n’oublions pas qu’il a fallu 30 ans pour que l’Egalité soit inscrite dans la constitution (en 2002).
Le droit des femmes reste fragile et la crise du covid est pour elles une véritable catastrophe.
D’après ton expérience, que devrait faire la FGTB, au-delà de ce qu’elle fait, pour intégrer davantage les femmes dans ses structures et pour accompagner au mieux le combat
Les femmes doivent s’y sentir respectées et soutenues. Il faut d’urgence éliminer le sexisme présent à tous les niveaux, y compris à la FGTB (lors de manifestations, il est courant que des militantes syndicales soient en butte à des propos et gestes déplacés venants de camarades).
Au début du siècle dernier, la gauche et les syndicats faisaient de l’éducation populaire une priorité. Aujourd’hui, sans vouloir être moraliste, il me semble urgent que les valeurs féministes soient intégrées à la formation des militant·e·s…
Les femmes détestent les réunions qui n’en finissent pas. Les hommes sont bavards, en majorité, et elles n’aiment pas perdre leur temps. Elles ont l’impression qu’il est possible de trouver une autre façon, plus concise, plus efficace, d’organiser le travail. On en revient au partage des tâches familiales qui libérerait du temps pour celles qui sont désireuses d’occuper des postes à responsabilités. On n’y est pas vraiment !
Que penses-tu des débats autour de la sortie de l’IVG du Code pénal ?
Ça fait 50 ans que nous l’attendons ! Et nous y étions presque. Mais le corps des femmes a servi de monnaie d’échange pour permettre la formation de ce gouvernement…
L’avis des femmes compte si peu… En 1970, c’est grâce au docteur Peers que nous avons pu – les Marie Mineur – aider des femmes qui, sans lui, auraient eu recours à l’avortement clandestin. Quand il a été arrêté (18 janvier 1973), les femmes sont descendues dans la rue, en masse. Des colloques et débats sur l’IVG et la contraception (encore interdite à cette époque) ont été organisés. A la tribune, des hommes honnêtes, médecins ou juristes, nous donnaient la parole. Nous exigions la sortie de l’avortement du code pénal ! Pour nous l’avortement devait être considéré comme un acte médical, au même titre que l’ablation de l’appendice ! Eux prônaient une dépénalisation partielle de l’IVG, plus acceptable, plus facilement adoptable. Ils restaient polis. Nous, pas toujours… L’avortement était légal en Suisse, en Angleterre, en Hollande, en Pologne. Chez nous, le paternalisme ménageant la chèvre et le chou, nous a offert 17 ans plus tard – en 1990 – une dépénalisation partielle de l’IVG …
Et du passage du congé de paternité à 15 jours (20 jours en 2023) ?
Quatre semaines, mais dans deux ans ! Dès les années 80, au Musée de la Photographie dont j’étais co-responsable, nous avons instauré le congé de paternité. L’arrivée d’un enfant vaut bien un long congé parental et la présence du papa est importante. Pour autant, il ne faut pas que cela se limite au dorlotage du bébé. On fait les enfants ensemble, on les élève ensemble ! C’est aussi une occasion d’apprentissage ménager. On partage les taches, les moments de tendresse et la fatigue des nuits blanches. De plus en plus de jeunes pères se veulent présents et c’est tant mieux !
Quelle est la colère qui te fait combattre aujourd’hui ?
Je pourrais ajouter au mot colère, la peur. La pandémie a touché majoritairement les plus défavorisés. La pauvreté et la misère s’installent. Elles progressent dans tous les milieux.
La colère monte et j’ai peur que l’extrême-droite ne profite de cette colère…
Où sont donc les priorités politiques ? Quand je compare l’incroyable harnachement des policiers lorsqu’ils font face aux manifestant·e·s au manque de protection du personnel médical, la pénurie de masques et de respirateurs en mars et avril dernier, je me dis que le gouvernement a été plus préoccupé par « le maintien de l’ordre » que par l’arrivée d’un virus ! N’oublions pas qu’on a dû compter sur des milliers de bénévoles pour fabriquer des masques et vêtements de protection pour nos soignant·e·s. Et qu’on a dû collecter des fonds pour l’achat de respirateurs…
Je reste liée aux combats féministes. Aux luttes contre le racisme, à la défense des réfugié·e·s, à la défense de l’environnement. Il m’arrive de participer aux manifestations de solidarité avec le peuple palestinien. Et si les infirmières descendent dans la rue, j’y serai !
Proche des milieux artistique et culturel, tu as publié plusieurs ouvrages. L’un d’eux concerne une artiste, Cécile Douard. Quel regard portes-tu sur la situation des artistes ?
Comment admettre qu’il soit permis de prendre l’avion, mais pas de s’assoir – même à distance – dans une salle de théâtre ? La situation des artistes n’a jamais été facile. En cette période de pandémie, elle est devenue dramatique. On se demande si nos politiques sont sourds, ou aveugles. Sont-ils à ce point éloignés de la culture ? Les artistes sont des éveilleur·euse·s de conscience. Ils et elles sont indispensables. Les artistes questionnent, enrichissent et embellissent la vie. L’art, sous toutes ses formes, est une nourriture essentielle, pour chacun·e et à tout âge. Il devrait d’ailleurs occuper une place centrale dans l’enseignement général !
La société rechigne à considérer l’utilité de l’artiste. Le temps mis à la création, à la gestation d’un spectacle, aux répétitions, n’est pas reconnu. On discute du « statut d’artiste» depuis des décennies. En attendant, ils et elles ont droit au chômage entre deux prestations, au mieux…
On parle de plus en plus d’une 4ème vague du féminisme (lutte contre les féminicides, grève des femmes, MeToo). Quel est ton regard sur les mouvements féministes actuels, quel est celui qui te parle le plus ?
Cette 4ème vague dont tu parles, je la vois comme la conséquence d’une prise de conscience féministe qui a mis du temps à s’imposer. Elle replace sur le devant de la scènela lutte contre le patriarcat et le machisme qui viole et tue. MeToo est aussi le porte-voix de milliers de femmes harcelées sur leur lieu de travail sans pouvoir porter plainte sous peine de perdre leur emploi.
Le féminisme qui me donne des raisons d’espérer est celui qui descend dans la rue.
En Argentine les femmes ont obtenu, enfin, le droit à l’IVG. En Pologne, elles sont des dizaines de milliers à affronter un gouvernement liberticide. En Inde, des millions de femmes se sont mobilisées contre le sexisme. Aujourd’hui, elles sont bien présentes dans les luttes sociales qui concernent des dizaines de millions de salarié·e·s. Je pense à Nodeep Kaur, ouvrière militante de 23 ans, licenciée pour avoir appelé les ouvriers et les Intouchables à rejoindre le mouvement paysan. Elle a été arrêtée le 12 janvier à Delhi. Les médias n’en parlent pas. Pourquoi ? Une vage révolutionnaire qui rassemble des dizaines de millions d’ouvriers et ouvrières, de paysans et paysannes ne les intéresse pas ?
Que penses-tu des grèves des femmes qui sont menées le 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes ?
Je pense qu’accepter et reproduire le système, c’est fini ! Ce sont les féministes espagnoles qui ont montré l’exemple. 6 millions de personnes sont descendues dans la rue le 8 mars 2018. Chez nous, les années suivantes, l’appel des féministes à la grève du 8 mars a été soutenu par la CSC et la FGTB (je me réjouis du chemin parcouru par les syndicats). Comme en Espagne, les manifestantes y dénonçaient les inégalités salariales, le manque de crèches, les statuts précaires, le temps partiel imposé, les bas salaires, les pensions de misère, le racisme, la culture du viol… La pandémie et la crise économique qui en découlera va être une catastrophe pour les femmes les plus précarisées.
Quel serait selon toi un vrai marqueur d’évolution des droits des femmes, dans les années à venir ?
Il a fallu se battre pour que la médecine et la justice, longtemps exclusivement pratiquée par des hommes, soient ouvertes aux femmes. Leur arrivée a été considérée comme dévalorisante pour ces professions… Cela donne une idée du degré de mépris régnant dans ces milieux, quant au savoir-faire des femmes.
Le mépris persiste : l’arrivée d’infirmiers, d’hommes sages-femmes ou de techniciens de surface n’apporte pas une plus-value à leur secteur mais, exemptés des taches familiales, les postes de chefs de services leur sont grand ouverts…
Ça fait des années que les infirmières tirent la sonnette d’alarme sur la pénibilité du travail et le manque criant d’effectifs qui accroît la difficulté à concilier vie professionnelle et vie familiale. Les mesures d’urgences n’ont pas été prises. Pour la ministre De Block, le problème n’était qu’une question d’organisation…
La manière dont elles ont fait face à la pandémie a suscité l’admiration générale. Nous avons applaudi leur courage, leur « héroïsme »…
Depuis toujours les femmes sont en première ligne, qu’elles soient infirmières, enseignantes, soignantes, éducatrices, femmes de charge, puéricultrices, aide-ménagères, caissières, réassortisseuses… Reconnaitre et valoriser leur travail est essentiel pour susciter le respect et de nouvelles façons de penser.
Propos recueillis par Sylvain Michiels
Camarade ! N°3 – Décembre 2021
Quel plaisir de lire l’interview de cette grande dame qui a aidé les adolescentes que nous étions en 1970 dans la région du Centre a prendre conscience des inégalités de classe et de sexe qui étaient notre quotidien. J’ai participé à pas mal de rencontres qu’elle animait . Merci.