Interview : Lutter contre le dumping social

Temps de lecture : 9 minutes

Propos recueillis par Julien Scharpé, chargé de communication des Jeunes FGTB

1. Peux-tu nous décrire quelles fonctions tu occupes à la FGTB ? Quels dossiers suis-tu et quel impact peux-tu avoir ?

Je suis secrétaire fédérale depuis avril 2021. Avant ça, j’ai été conseillère juridique au sein de la centrale des Métallos pendant treize ans. À l’époque, nous avons toujours veillé à avoir un ancrage sectoriel et interprofessionnel avec la MWB. J’ai donc pu m’occuper des questions transversales mais aussi faire le suivi des commissions paritaires comme les fabrications métalliques, l’aviation, les compagnies aériennes, les électricien·nes et les garages.

Par la suite, j’ai été permanente à la Centrale générale à Liège, où j’étais chargée des secteurs du nettoyage, du gardiennage et des entreprises de travail adapté. Durant cette période, j’ai également été présidente du bureau des femmes de la FGTB Wallonne. Cela a été pour moi une expérience très importante, qui a permis de concrétiser cet ancrage syndicaliste et féministe. Je garde de très bons souvenirs de cette période. J’ai été appelée à d’autres missions en devenant secrétaire fédérale, mais les liens sont restés.

Aujourd’hui, j’ai la charge de dossiers très variés liés à la sécurité sociale au sens large. En tant que membre du comité de gestion des pensions, de l’ONVA et de l’ONSS, je suis responsable politique des dossiers relevant de ces matières. Je m’occupe également de tout ce qui touche aux libertés syndicales, à la transition écologique et à toutes les matières de concertation sociale en entreprise traitées au sein de la Commission entreprise de la FGTB. Mais aussi à la question de l’asile et la migration qui est l’un des thèmes qui me tient particulièrement à cœur. J’ai la chance et le privilège de ne pas m’ennuyer.

Plus concrètement, mon rôle est d’interpeller le gouvernement sur les effets négatifs d’une proposition de réforme dans le cadre des comités de gestions où la FGTB siège. Dans le cas de l’extension du quota d’heures et des déductions de cotisations des jobs étudiants, j’ai rappelé que ce type de statut d’exception ne devrait pas exister, ou alors de manière très limitée. Il s’agit de créer une dynamique de concertation sociale qui permette de fixer des balises et d’imposer un certain nombre de conditions en faveur des travailleur·euses.

Aujourd’hui, le gouvernement en place et le cadre qu’il donne à la concertation sociale rendent plus difficile le rapport de force. L’Arizona se contente de reprendre en grande partie la feuille de route des organisations patronales que sont la FEB et le Voka. Les employeurs savent qu’ils sont en position de force et ne cherchent plus à négocier. Cela biaise complètement le rapport de force au sein du comité de gestion et nous contraint à nous mobiliser comme jamais. Mais la répression syndicale n’a jamais été aussi dure.

C’est pour cette raison que nous avons créé la plateforme sur le droit de protester avec la FGTB et d’autres organisations issues de la société civile. Nous subissons depuis des années différentes attaques comme le projet de loi Van Quickenborne, l’usage de huissiers sur les piquets de grève des magasins Delhaize, et surtout la condamnation des 17 du pont de Cheratte. Mais d’autres organisations subissent la répression comme les militant·es pour le climat ou encore Greenpeace pour avoir occupé une plateforme gazière à Zeebruge.

Après avoir obtenu le mandat de lancer cette initiative vers la société civile, nous avons commencé à nous voir et à échanger. Lorsque le projet de loi Van Quickenborne est sorti, les liens étaient déjà là. Nous nous sommes mis en mouvement,  à développer des stratégies communes pour, finalement, faire reculer le gouvernement sur ce projet.

2. Concernant le dumping social, on observe que des contrats particuliers comme le régime des jobs étudiants et des flexi-jobs tirent les conditions de travail standards vers le bas. Quel rôle occupe la FGTB dans la lutte contre ces sous-contrats ?

De manière générale, notre objectif dans les comités de gestion, comme dans d’autres instances, est d’éviter que ce type de statuts ne remplacent les emplois réguliers. Ces statuts étaient initialement conçus pour rester minoritaires, mais leur prolifération est un véritable dumping social.

Cette forme de travail profite uniquement aux employeurs par les réductions de cotisations de sécurité sociale, souvent complétées par des avantages fiscaux. Cela incite certains employeurs — y compris via les agences d’intérim — à maximiser leurs profits en créant une concurrence entre le travail régulier et le travail précaire. Ce mécanisme tire vers le bas les conditions de travail pour tout le monde.

Prenons l’exemple des flexi-jobs et des étudiant·es jobistes : on observe que de plus en plus d’employeurs structurent leur activité autour de ce modèle. Dans certaines entreprises, il ne reste qu’un ou deux travailleur·euses fixes ; l’essentiel des besoins est couvert par des étudiant·es ou des flexi-jobs. Les travailleur·euses à temps partiel perdent la possibilité d’obtenir plus d’heures pour compléter leur salaire et se constituer des droits à la pension. Avec les réformes envisagées par le gouvernement, ce sont surtout les femmes qui seront pénalisées. C’est un cercle vicieux où les employeurs cherchent à baisser les conditions de travail de toustes les travailleur·euses pour maximiser leurs marges.

Les étudiant·es sont aussi confronté·es à l’hyper flexibilité, aux horaires décalés ou encore au fait de porter des charges lourdes. Ces contraintes ne sont ni reconnues, ni compensées. En principe, les étudiant·es ne devraient pas avoir à travailler pour payer leurs études ou remplir leur frigo. C’est en ce sens que nous menons un plan d’action contre l’Arizona.

Nous faisons face à un gouvernement de régression sociale qui se présente comme moderne. Mais leur modernité ce sont les flexi-jobs, l’augmentation du quota d’heures pour les étudiant·es et le CDI intérimaire. Or, le CDI intérimaire enferme durablement les personnes dans la précarité, sans perspectives d’emploi stable, sans aucune sécurité de leurs conditions de travail, d’horaires ou de salaire.

Le ministre de l’Emploi a saisi la commission paritaire de l’intérim pour qu’elle conclue une convention collective sur le CDI intérimaire. Les premières discussions commencent et nous verrons si le ministre respecte le dialogue social ou tente de passer en force avec un projet de loi.

Le CDI intérimaire entraînera aussi du dumping social dans les secteurs qui recourent massivement à l’intérim. Une autre mesure préoccupante est la réduction de la durée de préavis qui, combinée à la période d’essai de trois jours dans l’intérim, revient à réintroduire une période d’essai très courte. Cela fragilise particulièrement les jeunes travailleur·euses, déjà soumis·es à la limitation des allocations de chômage à deux ans.

3. Dans quelle mesure le plan d’action du front commun syndical permet-il de lutter contre le dumping social ?

Très concrètement, l’ensemble du plan d’action vise à éviter ce que le gouvernement est en train de mettre en place : la création de conditions favorisant le dumping social par la dérégulation et la régression sociale. Ce modèle — fondé sur les flexi-jobs et le travail étudiant — va exercer une pression accrue sur les emplois réguliers, contraignant les travailleur·euses à accepter des conditions à la baisse.

C’est une préoccupation centrale du plan d’action : sensibiliser les travailleur·euses sur ce que le gouvernement prépare. Tout ce que nous avons dénoncé s’est confirmé, malgré les accusations de mensonge ou d’alarmisme. Et parce que nous l’avons dénoncé, certaines avancées ont été obtenues : il semblerait que pour les pensions, le chômage temporaire soit désormais pris en compte dans les assimilations, notamment pour la notion de travail effectif — ce qui n’était pas le cas il y a quelques mois. Mais ce n’est pas suffisant et nous devons obtenir davantage.

Nous voulons éviter le dumping social et défendre un autre modèle : des emplois de qualité, de bonnes rémunérations et la possibilité pour les travailleur·euses de lever le pied en conciliant réellement vie professionnelle, vie privée et loisirs. On ne vit pas pour mourir au travail : on travaille pour vivre, contribuer à la société, subvenir à ses besoins, mais ce n’est pas la seule forme d’émancipation à laquelle aspirer.

Le plan d’action vise aussi à freiner la prolifération des nouvelles formes de contrats précaires, ainsi que des réorganisations défavorables comme l’annualisation du temps de travail. On nous vend cela comme une opportunité de concilier les temps de vie, par exemple pour les gardes alternées. Mais en réalité, ce n’est pas le·la travailleur·euse qui choisira ses horaires : c’est l’employeur qui imposera, en fonction de ses besoins, de travailler davantage pendant les soldes et les autres pics d’activité…

Le gouvernement tente de contourner les organisations syndicales. Là où nous pouvions négocier des compensations pour le travail de nuit, le gouvernement veut le banaliser. Initialement interdit, il n’était autorisé que par dérogation négociée avec les syndicats, avec compensation salariale, récupération du temps de travail, etc. L’objectif de l’Arizona est de supprimer ce cadre, ce qui affaiblit la concertation sociale en tant que protection des travailleur·euses.

À court terme certains secteurs ne sont peut-être pas concernés, mais c’est un peu comme un cheval de Troie. L’e-commerce sert aujourd’hui de prétexte pour élargir le travail de nuit, mais d’autres secteurs comme le commerce au détail et le tourisme demanderont le même cadre. On a déjà vu cette stratégie ailleurs comme la notion de « travail effectif » dans les pensions qui, au départ limitée à la pension minimum, s’est généralisée.

Cette réforme créera aussi un déséquilibre entre les travailleur·euses qui viennent de signer un contrat et les plus ancien·nes en incitant les employeurs à se séparer des plus coûteux·euses. Pour les nouveaux·elles, la perte est immédiate : la Centrale Générale l’a chiffrée à 600€. À terme, tout le monde sera concerné. La stratégie est toujours la même : soit un « choc » brutal qui sidère et empêche de réagir, soit une mise en place progressive avec périodes transitoires. Mais dans tous les cas, l’objectif est le même : déréguler complètement le marché et les conditions de travail.

4. Penses-tu que l’ouverture à un droit propre à la sécurité sociale pour les jobistes devrait être davantage mis en avant au sein du plan d’action syndical ?

Pour nous, ouvrir des droits à la sécurité sociale suppose qu’il y ait des cotisations de sécurité sociale. Si l’on suit le raisonnement évoqué, on peut penser qu’en deçà d’un certain nombre d’heures il n’est pas possible d’acquérir des droits, par exemple en matière de pension. Mais aujourd’hui, ce raisonnement ne tient plus : on pourrait très bien partir des jours de travail effectif pour constituer des droits à la pension.

Il y a plusieurs enjeux. D’abord, pour éviter les situations de dumping social — comme on l’évoquait plus tôt —, il faut que les travailleurs et travailleuses étudiant·es cotisent à la sécurité sociale. C’est là que se crée la différence entre un emploi régulier et un job étudiant. Pour l’étudiant·e jobiste, ces cotisations permettraient de se constituer des droits : couverture maladie, assurance accident du travail et, surtout, droits à la pension. Cela réduirait aussi la perte de financement pour la sécurité sociale, qui est considérable : l’étude des Jeunes FGTB de 2022 chiffrait déjà cette perte à plus de 400 millions d’euros.

Un autre aspect ensuite, encore peu exploré, concerne les maladies professionnelles. Certains jobs étudiants exposent à des conditions pouvant entraîner des troubles musculo-squelettiques. Même si ces pathologies ne figurent pas sur la liste officielle, il existe des procédures possibles. Or, les étudiant·es ne sont pas intégré·es au même système que les travailleur·euses régulier·ères.

Enfin, la question du job étudiant reflète aussi les inégalités sociales. Beaucoup n’ont pas d’autre choix que de travailler pour financer leurs études, leur logement ou simplement remplir leur frigo. Quelques-un·es exercent un job étudiant pour des loisirs ou des dépenses secondaires, mais pour d’autres c’est une nécessité. L’idée de départ faisait du travail étudiant une activité limitée à des périodes comme les vacances, afin de permettre aux jeunes de se consacrer pleinement à leurs études pendant l’année.

Quant à l’argument souvent avancé, à tort, selon lequel un job étudiant constituerait une expérience en lien avec les études, il est largement discutable : dans trois quarts des cas, l’emploi exercé n’a aucun rapport avec le cursus suivi.

5. Vers où s’oriente le plan d’action syndical ? Quels objectifs poursuit le syndicat face au gouvernement le plus à droite depuis 1945 ?

Il ne faut pas oublier les différents de pouvoir et c’est pour cette raison que nous préparons une mobilisation importante pour le 24 septembre : la marche pour l’emploi durable.

C’est un premier rendez-vous centré sur les mesures prises par le gouvernement wallon et l’impact des mesures fédérales dans les régions. La limitation des allocations de chômage à deux ans aura un effet clair sur les communes, mais aussi sur l’accompagnement et la formation des travailleur·euses exclu·es. Le Fédéral renvoie la responsabilité aux régions en ce qui concerne la dernière offre d’emploi à proposer avant l’exclusion des allocations de chômage.

Le deuxième rendez-vous syndical majeur est le 14 octobre, avec une manifestation nationale à Bruxelles. Les différentes étapes du plan d’action seront réévaluées au fur et à mesure. Les instances démocratiques devront décider de la suite et de la forme : nouvelles manifestations, actions décentralisées, voire de nouvelles grèves. Vu l’ampleur des attaques, nous devons maintenir et même intensifier la pression pour contraindre ce gouvernement à cesser d’étrangler les travailleur·euses dans des conditions de vie et de travail intenables.

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