par Stella Marzullo, stagiaire aux Jeunes FGTB
« J’ai découvert pendant mon travail de terrain en Malaisie que lorsque je parlais à des paysans pauvres […], ils me donnaient une version particulière d’une histoire […]. Lorsque je parlais aux riches […], j’avais accès à une autre version. Enfin, lorsque les pauvres me parlaient en présence des riches, j’avais encore une autre version.. »
Point de départ d’une réflexion entamée par l’historien James Scott dans son ouvrage Weapons of the Weaks, elle l’amène à élaborer dans de son livre subséquent une distinction aujourd’hui centrale dans le cadre de la sociologie de la résistance – celle opérée entre la notion de « public transcript » (texte public) et de « hidden transcript » (texte caché).
Sous contrôle dominant, il est, d’après Scott1, « habituellement dans l’intérêt immédiat des dominés d’éviter d’ôter tout crédit aux apparences ». En d’autres termes, les interactions directes entre dominés et dominants excluent généralement la contestation ouverte et suppose l’adhésion – du moins formelle – des premiers au texte public des seconds.
Travail politique de maintenance de la domination, le texte public se caractérise notamment par l’euphémisation, la stigmatisation et la légitimation. Euphémisation, car il tend à expurger la domination de ses aspects déplaisants (comme la coercition) en les dotant d’une tournure inoffensive qui est particulièrement perceptible au travers de certaines substitutions lexicales ; les « licenciements » se transformant par exemple en « plans sociaux ».
Stigmatisation, car les changements lexicaux opérés peuvent également servir à des fins de marginalisation : « délinquants » ou « malades mentaux violents », c’est ainsi que le texte public à tendance à qualifier ce que d’autres pourraient désigner par les termes de « rebelles » ou de « révolutionnaires ».
Finalement, légitimation, car le texte public s’efforce de faire penser aux groupes subalternes que les valeurs qui sous-tendent l’ordre social en place, et partant, leur subordination, fonctionnent en réalité dans leur intérêt exclusif.
Reste que l’apparente déférence des dominés à l’égard du texte public ne doit pas être prise comme une preuve d’assentiment à son égard. D’après Mauge, Scott se distingue en ce sens d’un Bourdieu qui considère que « ce qui fait problème, c’est que, pour l’essentiel, l’ordre établi ne fait pas problème » – et ce, en raison de l’intériorisation de la légitimité de la domination et de l’ajustement de la subjectivité des dominés à leur condition objective – et se rapproche davantage du Foucault de La volonté de savoir qui soutient que « là où il y a pouvoir, il y a résistance ».
D’où la notion de « texte caché » de Scott qui désigne l’ensemble des discours, des stratégies d’auto-défense et des pratiques de résistance qui se déploient et/ou s’élaborent « hors de la scène », dans l’entre-soi, à distance du regard des dominants. En s’appuyant sur le cas de la mise en esclavage aux Etats-Unis et sur les travaux d’Edward P. Thompson à l’égard de la classe ouvrière anglaise, Scott affirme par ailleurs que « l’existence de sites sociaux autonomes est primordiale dans la génération du texte caché ». Il cite à cet égard l’exemple du pub, de la taverne et de l’auberge pour la classe ouvrière et celui des bois isolés ou des clairières pour les esclaves.
La figure de ces « sites sociaux autonomes » interroge : sont-ils dotés d’une force critique suffisante pour permettre la contestation d’un ordre social donné ? Ou, dit autrement, se présentent-ils comme des outils de lutte effectif ? Le projet séparatiste porté par des féministes radicales italiennes à partir du milieu des années 1960 suggère des éléments de réponse. Mais avant de se pencher plus en avant sur ce dernier, un bref éclairage conceptuel doit encore être apporté. En effet, ces espaces où se retrouvent des personnes « partageant la même expérience de domination » – ne sont pas sans rappeler le concept d’hétérotopie de Foucault 2 et celui d’utopie pratique de Ricoeur.
Le déploiement spatial d’un contre-discours
Confinée au domaine du rêve, l’utopie ne jouit pas d’un lieu d’existence. Matérialisation d’un « espace autre », la notion d’hétérotopie de Foucault fait au contraire figure d’utopie réalisée. Point nodal, l’hétérotopie se définit comme « [un] lieu […] hors de tous les lieux », un espace « qui contient tous les autres […] mais pour suspendre, neutraliser, ou inverser leurs rapports ».
Spatialement située, l’utopie pratique de Ricoeur se rapproche dans une certaine mesure de l’hétérotopie foucaldienne, car elle s’oppose également à la figure a-topos de l’utopie. Cependant, l’utopie pratique ricoeurienne est, d’après Roman, moins envisagée comme un point nodal que comme un contre-discours. Ancré dans un lieu spécifique, ce dernier se déploie en tension avec l’idéologie (le discours dominant) et s’inscrit dans un rapport de force, celui de la lutte des classes.
En ce sens, la conception de l’utopie pratique défendue par Ricoeur semble être dotée d’une dimension politique et contestataire plus tangible que dans le cas des hétérotopies : quoi qu’en dise Foucault, ces dernières relèvent davantage de la notion d’altérité que de celle de conflit ; elles doivent être comprises « au sens propre [comme] des espaces autres ».
Cette observation de Roman conduit Caugant à adopter une définition à l’interface entre celle de l’hétérotopie et de l’utopie pratique pour qualifier ce que les féministes autonomes italiennes se sont attelées à réaliser dans les années 1960-1980, à savoir la création de « contres-espaces pouvant prendre des formes extraordinairement variées et qui [ont été] le lieu de l’élaboration d’un contre discours politique ».
Le projet révolutionnaire des féministes radicales italiennes
Profondément révolutionnaire, le féminisme autonome italien s’est développé autour d’une critique de l’égalité comme fin ultime des luttes féministes. Pour ces femmes, la véritable libération ne se réalisait pas dans un cadre réformiste, sur le terrain de la législation et du droit : le but n’était pas de mener une vie comparable à celle des hommes, mais bien d’avoir la possibilité d’« exprimer son [propre] sens de l’existence ».
Cette conquête de l’autonomie féminine a pris les traits d’une revendication d’indépendance totale à l’égard des hommes, de l’Etat et de l’ensemble des institutions politiques traditionnelles. Revendication qui s’est traduite concrètement par ce que les féministes italiennes ont appelé « la politique des femmes » ; une pratique politique fondée sur le rapport entre les femmes, soit le fait de s’organiser entre elles et de valoriser le temps et les activités qu’elles réalisaient ensemble.
C’est la raison pour laquelle la lutte autonome féministe italienne a très largement consisté en la création et la multiplication de « contres-espaces » exclusivement féminins ; l’élaboration ou l’arrogation des lieux « hors du patriarcat » depuis lesquels il leur était permis de faire l’expérience de leur différence sexuelle, de rompre ainsi avec l’ordre social établi et de possiblement venir le contredire.
Ces espaces autres ont pris à Bologne des formes variées : réunions d’auto-conscience qui avaient lieu dans le foyer des femmes qui y participaient, bars, salles de concert, locaux occupés illégalement, centres de self-help, etc. Au milieu des années 1970, ces contre-espaces formaient une véritable constellation, un réseau dense à même de propager une dynamique féministe dans toute la ville. En autorisant la rencontre entre les femmes, ils sont donc devenus des « lieux sociaux féminins transformant la réalité ».
Or, l’expérience des féministes italiennes autonomes donne matière à réflexion. Dans le cadre de la monté des extrêmes actuelle et de la militarisation en cours qui s’inscrivent par ailleurs dans un cadre normatif néolibéral ou – pour reprendre le termes du sous-commandant Marcos, figure tutélaire de la lutte des Zapatistes au Chiapas – « l’individu ne peut occuper une place au sein de la société que dans la mesure où il a une capacité de produire et d’acheter », donner vie à des utopies pratiques – soit des espaces distincts portant des contre-discours politiques venant infléchir la cadrage dominant – s’avère être, aujourd’hui comme hier, une nécessité effective pressante.
1 Domination and the Arts of Resistance a été publié en anglais en 1990, mais je me réfère ici à la traduction française de 2009 (Éditions Amsterdam).
2 La conférence de Michel Foucault, Des Espaces Autres, a été prononcée en 1967, mais je me réfère ici à la version écrite publiée dans Empan en 2004.
Pour aller plus loin
Scott, James. 2009 [1990]. La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Éditions Amsterdam. Paris.
Foucault, Michel. 2004. « « Des espaces autres » ». Empan 54 (2): 12‑19.
Ricœur, Paul. 1984. « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social ».
Autres Temps 2 (1): 53‑64.
Roman, Sébastien. 2015. « Hétérotopie et utopie pratique : comparaison entre Foucault et Ricœur ». Le Philosophoire 44 (2): 69‑86.
Bibliographie
Caugant, Maëlle. 2021. « Construire un autre monde : penser la place des hétérotopies dans les luttes révolutionnaires. Exemple du féminisme autonome bolonais de 1971 à 1986 ».
Matériaux pour l’histoire de notre temps 139‑142:139.
Chantraine, Gilles, et Olivier Ruchet. 2008. « Dans le dos du pouvoir : Entretien avec James
C. Scott ». Vacarme 42 (1): 4‑12.
Foucault, Michel. 1976. La Volonté de Savoir, Paris, Éditions. Paris: Éditions Gallimard. Foucault, Michel. 1997. Méditations pascaliennes. Paris: Éditions du Seuil.
Foucault, Michel. 2004. « « Des espaces autres » ». Empan 54 (2): 12‑19.
Librairie des femmes de Milan. 2017. Ne crois pas avoir de droit. Éditions la Tempête. Mauger, Gérard. 2021. « À propos de James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne traduit de l’anglais par O. Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992] ». Savoir/Agir 55 (1): 101‑10.
Ramonet, Ignacio. 2001. « Marcos marche sur Mexico ». Le Monde diplomatique, 1 mars
2001.
Ricœur, Paul. 1984. « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social ».
Autres Temps 2 (1): 53‑64.
Roman, Sébastien. 2015. « Hétérotopie et utopie pratique : comparaison entre Foucault et Ricœur ». Le Philosophoire 44 (2): 69‑86.
Scott, James. 1985. Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance. New
Haven: Yale University Press.
Scott, James. 2009 [1990]. La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Éditions Amsterdam. Paris.