Propriedade & Gueules noires : quand le cinéma de genre se fait social

Temps de lecture : 5 minutes

Par Benjamin Vandevandel // formateur au CEPAG

Le cinéma de genre a toujours été étroitement lié aux faits sociaux. Encore aujourd’hui souvent considéré comme mineur, voire infréquentable et affublé de la codification « X », il n’a pourtant rien à envier au cinéma dit d’ « auteur » dont il rejoint d’ailleurs parfois les rangs.

Nombre d’oeuvres parfois interdites en salle et conspuées à leur sortie ont rejoint aujourd’hui le cercle des « classiques » et les films de cinéastes tels que William Friedkin, Lucile Hadzihalilovic, George Romero, Agnès Merlet, John Carpenter, Dario Argento ou encore Tobe Hooper sont disséqués dans le cursus universitaire. Julia Ducournau fut primée à Cannes pour Titane. Coralie Fargeat, Alexandre Aja, Joséphine Darcy- Hopkins, Gaspard Noé et plus récemment Zoé Wittock offrent au cinéma de genre des oeuvres d’une grande qualité. Avec respectivement Proprieade et Gueules noires, Daniel Bandeira et Mathieu Turi se posent en dignes représentants de cette tendance.

Propriedade est un film brésilien sorti en 2022. Présenté au Bifff 2024, le film illustre la violence des grands propriétaires terriens sur le monde ouvrier et place les spectateur·rices devant un profond dilemme : si nous ne pouvons qu’éprouver de l’empathie face aux violences dont les victimes font l’objet (des ouvrier·ères licencié·es et mis·es à la porte d’une fazenda1), nous sommes mis à mal par la réponse de ces dernières : assassinats de « cadres » et séquestration de la propriétaire (magnifique Malu Galli) réfugiée dans son véhicule blindé. Peut-on moralement cautionner des réponses violentes à la violence ?

Encore plus compliqué pour le public de se poser moralement car nous ne sommes pas devant un simple vigilante movie2 ( ou « fi lm d’auto-défense»), ce genre étant souvent porté sur un discours pro-armes, pro peine de mort et pro individualiste typique du conservatisme états-unien. Tout le contraire de Propriedade : les protagonistes sont victimes d’une violence légale, étatique, héritière du colonialisme et illustrative d’un capitalisme violent encore renforcé en 2022 par la présidence de Jair Bolsonaro dont le mandat fut marqué par l’austérité, l’attaque des services publics et une violence accentuée contre les syndicats et les défenseur·euses des droits environnementaux et des indigènes. Bandeira n’illustre pas une violence personnelle qui aurait pu trouver une solution devant les tribunaux, mais la réaction désespérée d’ouvrier·ères agricoles qui se retrouvent du jour au lendemain à la rue pour de simples motifs de rentabilité, les terres agricoles devant laisser place à un complexe hôtelier de luxe. Les tribunaux ne leur viendront pas en aide ; iels n’ont aucun recours légal possible dans un Brésil encore marqué aujourd’hui par une forte présence du travail informel.3

Le dilemme trouve sa réponse dans la conclusion du fi lm qui ne laisse aucun doute quant au devenir de la révolte : Bandeira ne cherche pas à justifier ou non la violence des ouvrier·ères, mais plutôt à alerter d’une situation explosive renforcée par un capitalisme à bout de souffle et qui cherche à survivre par tous les moyens. Dans un pays où moins d’1% de la population possède plus de la moitié des richesses produites, le fi lm fait office de signal d’alarme vers un point de basculement violent qui semble inévitable si rien ne change. Un métrage cru, d’une violence brute qui ne tombe jamais dans la surenchère mais dont les images nous poursuivent longtemps.

Gueules noires, sorti en France en 2023 (présenté au Biff f 2024 sous son titre international Deep Dark, bien moins parlant au niveau symbolique) et disponible aujourd’hui à l’import, nous plonge lui tout droit dans les mines du nord de la France du milieu du XXème Siècle et plus précisément sur le site de la Fosse Arenberg à Wallers.4 Nous y suivons un groupe de 6 mineurs chargés de conduire le Professeur Berthier à un endroit bien précis et de suivre ses instructions à la lettre. À 1000 mètres de profondeur, ils mettent à jour une crypte ancienne et y réveillent Moknorot, un démon au service des Grands Anciens et chargé de réveiller Cthulhu.5 Pas fort jouasse d’avoir été interrompu dans sa sieste, ce dernier opère un carnage
parmi le groupe de mineurs dont le moins expérimenté, Amir, semble avoir compris comment sortir de terre après le décès de Berthier. Le peu de dynamite qui reste à l’équipe les met par contre face à un choix cornélien : faire sauter un passage obstrué pour pouvoir s’échapper ou éliminer le démon afin qu’il ne puisse concrétiser son sombre dessein.

Le cinéma de genre n’a pas bonne presse en France et est souvent boudé des producteurs.6 La situation tend à évoluer, Gueules noires ayant bénéficié d’un budget de 3,9 millions d’euros. Ce qui est beaucoup pour un film de genre mais très peu au regard de ce que produit le cinéma français.7 Les effets spéciaux s’en ressentent malheureusement : la créature fait pâle figure en pleine lumière (tous les effets spéciaux sont physiques) là où elle génère un véritable malaise dans la pénombre. Passé ce défaut, le fi lm de Mathieu Turi tient pleinement la route de par son casting de luxe (Samuel Le Bihan, Jean-Hugues Anglade et Amir El Kacem sont excellents de bout en bout), ses fabuleux décors naturels mais surtout par le sous texte social. Le désespoir d’Amir au Maroc qui est prêt à tout pour travailler en France, le racisme de certains mineurs locaux incarné
par le personnage de Louis (Thomas Solivérès, méconnaissable dans le bon sens du terme) et la conscience de classe une fois au fond de la mine… c’est toute une part de l’histoire sociale qui est mise en avant par le réalisateur. Au fond de la mine, comme l’affirme Roland (Le Bihan) à Amir avant sa première descente, on est une « gueule noire » et ce que l’on soit Français, Espagnol, Marocain ou Italien. Mathieu Turi signe un fi lm hybride non exempt de défauts mais terriblement humain ; les risques que sont prêts à prendre ses personnages pour une prime de 400 anciens francs de l’époque8 illustrent parfaitement leur condition de travailleurs qui doivent marcher ou crever. Lier univers lovecraftien et misère ouvrière est au final un pari réussi, Lovecraft lui-même faisant de ses protagonistes principaux des rentiers archéologues amateurs, à l’image du personnage du Professeur Berthier, bien éloignés de la classe populaire qu’ils ne voyaient au mieux que comme une réserve de travailleur·euses à leur service.

Deux films qu’un océan sépare, deux univers différents mais autour d’une thématique universelle et toujours criante d’actualité: la lutte des classes.

  1. Immenses propriétés agricoles sur lesquelles sont exploitées une nombreuse main d’oeuvre et ce parfois sur plusieurs générations. Elles témoignent de l’inégalité qui caractérise la répartition des terres au Brésil : moins de 1 % des exploitants occupe 44 % de l’espace agricole, utilisé sous la forme de fazendas de plus de 1 000 hectares. ↩︎
  2. Genre de fi lm dans lequel le protagoniste pratique l’auto-justice. Très en vogue du milieu des années 70 à la fi n des années 80, on peut citer la série des « Justiciers dans la ville », les « Dirty Harry » les « Punisher » ou encore « Vigilante » de William Lustig. ↩︎
  3. Plus de 40% des travailleur·euses en 2023 et avec forte dominance des femmes. Il n’est pas
    innocent que la figure d’autorité de la révolte soit une femme âgée (Zuleica Ferreira, impériale
    dans le rôle). https://www.ohchr.org/fr/news/2023/10/examen-du-bresil-au-comite-des-droits-economiques-sociaux-et-culturels-des-experts ↩︎
  4. L’autre décor naturel utilisé lors du tournage et pour figurer la crypte de Moknorot est la superbe Église monolithe d’Aubeterre-sur-Dronne. ↩︎
  5. Le mythe de Cthulhu est un univers de fiction collectif, développé par de multiples auteurs à partir de l’oeuvre de l’écrivain étatsunien Howard Phillips Lovecraft. Le monde du mythe de Cthulhu est un reflet du monde réel, mais où des entités extraterrestres cherchent à rétablir leur ancienne domination sur le globe terrestre. ↩︎
  6. Il faut dire que les tentatives françaises de surfer sur la vague des « Scream » et autres slashers américains début des années 2000 a été stoppée net par la sortie des catastrophiques « Promenons-nous dans les bois » et « Brocéliande » … freinant durant longtemps de nombreux producteurs à se risquer dans le fi lm de genre. ↩︎
  7. À titre de comparaison et la même année, « Miraculous, le fi lm » a été fi nancé à hauteur de 80 millions d’euros, le dernier « Astérix » à hauteur de 66 millions et le deuxième fi lm des « Blagues de Toto » à près de 8 millions. ↩︎
  8. Le SMIG brut s’élevait en France, en 1956, à 126 anciens francs de l’heure. Le nouveau franc qui apparaît en 1960 le fait passer à 1,63 franc/H, 1 nouveau franc équivalant environ à 100 anciens francs. https://www.ipp.eu/baremes-ipp/marche-dutravail/salaire_minimum/smig/ ↩︎

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