S’organiser en non-mixité : entre stratégie et solidarité

Temps de lecture : 6 minutes
Par Alessandra Vitulli, chargée de communication aux Jeunes FGTB

Les rapports de genre fonctionnent comme de nombreux autres rapports de domination présents dans notre société. Le mécanisme est simple : un des deux groupes exploite l’autre. La domination, notamment des riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes, des blanc·hes sur les personnes racisées, favorise certaines catégories de personnes et en laisse d’autres sur le bas-côté : précarisées, invisibilisées, exclues des espaces de parole et de prises de décisions. Alors pour résister, certain·es se retrouvent volontairement entre elleux : c’est ce qu’on appelle la non-mixité[1].

Plusieurs raisons peuvent motiver cette volonté de nous retrouver entre nous, entre exclu·es d’un système oppressif, capitaliste, cis-hétéro-patriarcal, raciste et validiste[2]. Nous tenterons ici de les comprendre à la lumière de l’expérience des personnes sexisées[3] et des pratiques militantes de deux collectifs féministes non-mixtes : La Fronde et MALFRAP. Spontanément, les deux collectifs nous expliquent que les espaces non-mixtes permettent aux personnes qui subissent le sexisme de prendre confiance en leurs idées, de ne pas voir leurs initiatives dévalorisées ou récupérées, de libérer la parole sur des sujets souvent tabous, de ne pas craindre les jugements masculins, de se sentir en sécurité et de partager leurs expériences avec des personnes aux vécus similaires afin de se sentir écoutées et comprises.

Mais très vite, au-delà de la création d’un safe space, une autre raison vient justifier la mise en place de ces espaces : la non-mixité est avant tout une méthode employée par tous les groupes opprimés souhaitant s’organiser. Qu’il s’agisse de femmes, de travailleur·euses du sexe, de personnes trans*[4] ou racisées, les deux collectifs tiennent à rappeler l’importance de cette multiplication des groupes non-mixtes. Pour MALFRAP, « tous ces espaces sont nécessaires pour changer fondamentalement le système patriarcapitaliste colonial. » Mais les oppressions peuvent aussi se croiser, se recouper et différents groupes de personnes peuvent être victimes d’une même oppression ou peuvent s’allier pour combattre un système qui les désavantage de différentes manières. Cette situation conduit La Fronde à questionner son usage de la non-mixité : « On est même amené·es à faire évoluer notre non-mixité. Selon le contexte, l’action menée, le sujet dont on parle, on va inclure certaines personnes qu’on n’inclurait pas dans d’autres situations. La mixité choisie n’est pas aussi carrée que ce que ses détracteurs essayent de laisser penser dans les médias de droite. Au contraire : elle est même fluide. »

Souvent décriée, la non-mixité est en effet encore loin de faire l’unanimité. Et pour cause : quel intérêt les dominants auraient-ils à voir les dominé·es s’organiser sans elleux pour renverser les rapports de pouvoir qui les privilégient ? Par ailleurs, force est de constater que les personnes qui s’offusquent de la non-mixité sont souvent celles qui n’ont pas pour habitude de s’intéresser aux questions concernant les personnes minorisées[5] quand elles y sont invitées. Etonnant donc que ces mêmes personnes puissent être si déçues lorsqu’elles ne reçoivent pas de carton d’invitation.

Les espaces non-mixtes n’ont probablement pas fini d’être diabolisés par leurs détracteurs et pourtant, lorsqu’on regarde autour de nous, un constat s’impose : la non-mixité est partout. Enfin, celle des dominants, du moins. Gouvernements, armées, administrations, juridictions, médias, loisirs… Les boys clubs nous envahissent et cette non-mixité-là nous est imposée. La différence avec les espaces militants ? Dans notre cas, au moins, la règle est annoncée. La Fronde nous explique : « Cette non-mixité de fait, non-dite, nous extrait de toutes les prises de décisions. On veut contrebalancer ça. Nous organiser entre nous, ça nous permet d’avoir les armes pour pouvoir nous confronter à cet entre soi des dominants. Eux, ils sont ensemble. Si nous on ne se regroupe pas pour être ensemble face à eux, on perd. »

Cependant, bien que nous nous organisions « face à eux », il nous arrive aussi de lutter à côté d’eux. En effet, personnes sexisées et hommes hétéro-cisgenres[6] peuvent aussi se rejoindre au sein d’organisations militantes pour faire front commun. Pour MALFRAP, « le féminisme doit être une lutte partagée et commune. Cependant, l’initiative et la direction de cette lutte doivent être aux mains des personnes qui souffrent le plus de l’oppression sexiste. Imposer le sujet du féminisme dans notre organisation syndicale et intégrer les hommes à notre combat, ça permet aussi de réduire la charge de travail portée par notre commission en mixité choisie. »

Le fait que les personnes sexisées puissent se regrouper entre elles tout en militant au sein d’une organisation mixte leur permet aussi d’échapper un instant aux oppressions qu’elles subissent au sein même de leurs milieux militants. Les MALFRAP essayent d’ailleurs d’agir de l’intérieur pour faire évoluer l’organisation syndicale dont elles font partie : « La société entière est traversée par les modèles de genre patriarcaux donc le sexisme ne disparait pas à la porte des lieux militants. Pour rendre notre organisation syndicale moins marquée par la domination masculine, on essaye de mettre des mesures d’action positives en place comme une distribution genrée de la parole pour éviter que les hommes ne monopolisent le débat ou une répartition équitable des tâches perçues comme féminines et moins importantes (les tâches de « care », par exemple) et de celles perçues comme masculines et importantes (comme les prises de parole publiques) … »

Bien qu’elles puissent s’allier avec des personnes qui ne vivent pas la même oppression qu’elles, les personnes sexisées restent certainement les mieux placées pour savoir quel chemin emprunter pour lutter et quelles revendications porter lorsqu’il est question de sexisme. C’est à elles, et à elles seules, de décider comment lutter pour se libérer. Et pour renverser les rapports de domination qui nous asservissent, nous avons besoin de nous organiser. Les MALFRAP expliquent : « Il est temps de nous réapproprier nos luttes. La non-mixité permet d’élaborer des stratégies en partant de nos propres expériences, de découvrir des pans communs de nos oppressions et de réfléchir à comment les combattre. »

Pour les personnes qui en font usage, la non-mixité est donc souvent considérée comme un outil militant et politique, alors que ses détracteurs s’évertuent encore à faire croire que nous voudrions en faire une finalité. Aujourd’hui, personne ne s’étonne que les luttes syndicales se construisent sans les patrons. Nous aimerions que la même légitimité soit accordée à notre manière de nous organiser à l’écart du groupe social avantagé par le système en place. Le patriarcat ne tombera pas tout seul : c’est à nous de travailler à imposer l’égalité. Parce que ce ne sont pas les dominants, bien assis sur leurs privilèges, qui viendront nous proposer de partager leur siège.


[1] Dans cet article, les termes « non-mixité » et « mixité choisie » seront utilisés de manière interchangeable. La mixité choisie met l’emphase sur l’inclusion de plusieurs catégories de personnes : on choisit qui on inclut (par exemple à la fois les femmes, les personnes non-binaires et les hommes trans*). Mais choisir qui on inclut implique aussi de choisir qui on exclut : il s’agit donc toujours là d’une forme de non-mixité.

[2] Nous n’aurions aucun mal à allonger la liste.

[3] Nous parlerons, dans cet article, des personnes « sexisées » pour faire référence à toutes les personnes qui subissent le sexisme. En effet, le terme « femme » ne nous semble pas recouvrir l’ensemble des personnes qui subissent cette oppression. Il nous parait important de mentionner que les hommes trans* et les personnes non-binaires peuvent aussi subir le sexisme. Dans une certaine mesure, nous pourrions même étendre le spectre recouvert par l’adjectif « sexisé·e » aux hommes gays puisque l’homophobie subie par ceux-ci découle du sexisme et de la dévalorisation des caractéristiques socialement associées au féminin.

[4] L’abréviation « trans » permet d’éviter les terminaisons limitantes pour que toutes les personnes concernées puissent se retrouver dans le terme. L’astérisque met l’emphase sur la pluralité des identités et des vécus des personnes trans* afin qu’elles ne soient pas perçues comme un bloc monolithique.

[5] Le terme « minorisé » fait référence aux groupes de personnes qui ne représentent pas forcément une minorité numérique mais qui sont socialement construits et traités comme des minorités. C’est, par exemple, le cas des femmes.

[6] Le terme « cisgenre », par opposition au terme « transgenre », désigne les personnes en accord avec le genre qui leur a été assigné à la naissance. Il est souvent remplacé par l’abréviation « cis ».

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *